Le Pr Henry Laurens, titulaire de la Chaire d'histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France, a donné, mardi dernier à la Cité des Sciences de Tunis, une conférence dont l'intitulé est «Comment affronter le passé ?». Quel rapport une société entretient-elle, vis-à-vis de son passé ? Comment appréhender le présent en lui donnant un sens ? Pour répondre à ces interrogations, le conférencier a dressé un tableau de toute la complexité de la souffrance et de la pesanteur du passé, ainsi que du jeu entre passé et présent et la possibilité qu'a le passé à éclairer le présent. «Le présent n'est envisageable que si on lui donne du sens. Dans l'immédiat, ce sens renvoie à une continuité avec le passé», explique l'intervenant dont la conférence a porté sur trois axes : le passé gelé, le passé reconstruit et la culture de la paix. Le passé gelé Le passé, même s'il est vécu, est soumis à un travail de reconstruction et de sélection. Les mémoires restent des documents de première instance. Le passé des générations est constitué d'éléments du passé gelé et du passé reconstruit, autrement dit d'éléments matériels comme les traces physiques : blessures, souvenirs. Une génération se définit par un partage commun à l'instar de la guerre d'Algérie. Henry Laurens a mis l'accent sur la transmission des proches, c'est-à-dire de la famille qu'il considère comme «un mélange de passé gelé et de passé construit». Certains passés peuvent être tus, comme les secrets de famille qui peuvent peser sur les générations suivantes. La transmission personnalisée est indissociable des autres formes de transmissions. Concernant la transmission collective d'un groupe social, le passé constitue un élément majeur de l'identité. La commémoration devient alors un élément structurant de la société, surtout si le passé se révèle tragique. L'intégration d'un groupe, c'est l'appropriation du passé comme signe d'appartenance à ce groupe. C'est le cas des partis politiques ou des cultures d'entreprises. La transmission officielle se trouve dans les commémorations (14 juillet, fête nationale française) et les rendez-vous historiques (le bicentenaire de la révolution française). A ce stade, le passé est incarné dans les monuments commémoratifs et dans les noms de rues dans le but de maintenir la cohésion nationale. Au-delà de la transmission, il existe un passé inventé celui de l'invention de la tradition. C'est un passé reconstruit même s'il s'appuie sur des éléments objectifs. Il est censé expliquer le présent. Affronter le passé, c'est affronter la souffrance passée. Le passé reconstruit Le conférencier a également évoqué les violences du XXe siècle. «Elles consistent à affronter le passé en affrontant la souffrance passée». La souffrance des victimes mais aussi celles de ceux qui l'ont commise. On peut devenir prisonnier de son passé et être pris dans une logique de répétition, elle ne se maintient que si on reste dans le même cadre mental, le même horizon de pensée. Contrairement au XXe siècle, le XIXe siècle en Europe a été plus ou moins pacifique dans la mesure où la commémoration n'est pas celle de la souffrance mais de la gloire guerrière. On affrontait moins un ennemi diabolique qu'un adversaire loyal et la guerre était limitée par nature car les sociétés se refusaient à une mobilisation totale de leurs ressources et de leurs énergies. La Première Guerre mondiale a été celle de l'ennemi dans un contexte où la souffrance des combattants a atteint un point inimaginable. La figure de l'ennemi devient essentielle. C'est celui qui commet toutes les abominations et contre qui tous les moyens sont légitimes. L'ennemi prend l'incarnation du mal absolu. Il est par conséquent essentialisé. C'est alors qu'on a recours au passé pour dresser un catalogue des abominations que l'ennemi actuel a commis à travers l'histoire. Les images dans les médias ou au cinéma montrent des cadavres mais ceux de l'ennemi. La haine qu'on éprouve pour l'ennemi est une manière de supporter sa propre souffrance. On cherche à détruire l'ennemi non pas pour ce qu'il a fait mais ce qu'il est. A titre d'exemple les groupes ethniques ou les classes sociales. A cet effet, les guerres de décolonisation ont été extrêmes dans l'usage de la violence. La haine est donc devenue un élément de cohésion des forces combattantes. Par ailleurs, l'existence des régimes démocratiques n'a nullement atténué la violence. La culture de la paix «La croissance de la culture de la guerre a été symétrique à la culture de la paix», affirme le conférencier. A cet effet, la géopolitique a joué un rôle essentiel. L'exemple franco-allemand a fait disparaître la figure de l'ennemi pour des raisons d'ordre économique et stratégique. La culture de la paix passe nécessairement par la culture du passé. Faire disparaître la figure de l'ennemi est une volonté d'éviter une répétition de la guerre. L'élaboration d'un nouveau récit du temps gelé au temps reconstruit opère un basculement de la culture de la guerre à la culture de la paix. Dans les années 70, on passe du vécu gelé et construit au vécu transmis. La transmission officielle est celle de la mémoire combattante. La révélation du passé n'est pas sa négation. Condamner le passé, c'est se montrer supérieur aux générations précédentes. La repentance est loin d'être un exercice d'humilité mais un exercice d'excellence. Qu'en est-il de la souffrance transmise ? Henry Laurens indique à ce titre qu'«on passerait de l'ennemi héréditaire au traumatisme héréditaire. La sanction est vue comme une réparation en faveur de la victime, et non comme une punition de l'acte commis». La thérapie ne concernerait donc que les souffrances vécues. C'est en quoi le discours des historiens est désincarné, froid pour les descendants des victimes parce qu'ils ne s'intéressent qu'au collectif et non à l'individu. Les historiens doivent, selon lui, prendre compte des souffrances des personnes ayant subi des chocs physiques ou psychiques ainsi que leurs descendants. «Il s'agirait pour eux de critiquer, de corriger et de rencontrer le sens de la justice», a conclu le professeur Henry Laurens.