Par le Pr Mohamed Haddad (Titulaire de la Chaire Unesco d'études comparatives des religions à l'Université de Tunis) Mohamed Arkoun nous a quittés, discrètement, dans la soirée du mardi 14 septembre. Il a mené, dans une clinique parisienne, son ultime combat. Un combat perdu d'avance, un combat contre la vieillesse, la maladie et la mort. Pourtant, à quatre-vingt-deux ans, Arkoun n'était pas à une bataille près. Né dans un modeste village dans l'Algérie colonisée, il a dû se battre contre la pauvreté et les coutumes pour pouvoir poursuivre des études qui n'étaient pas offertes à tout le monde. Ensuite, il a dû se battre contre l'establishment académique pour s'imposer, lui colonisé, dans l'université française. Il fut nommé d'abord professeur à Strasbourg, puis promu à la prestigieuse faculté de la Sorbonne, où il a été professeur émérite jusqu'à la fin de ses jours. De sa chaire d'histoire de la pensée islamique, il a lancé, en 1976, son fameux projet d'«islamologie appliquée». Il voulait par ce projet dépasser l'orientalisme classique tout en impliquant le principe de la critique dans la pensée arabo-islamique. Sans ménage, il s'est battu sur les deux fronts et essuyé l'attaque des orientalistes euro-centriques comme des animateurs des idéologies arabes; il pensait que seul l'adhésion à la pensée universelle et l'adoption des outils modernes de la recherche pouvaient sortir la pensée arabe et islamique des pesanteurs du passé et lui ouvrir la voie de la modernisation. Il était autant critique à l'égard de l'orientalisme que des discours prônant la spécificité arabe ou islamique pour refuser les méthodes et les catégories modernes de la recherche. Excepté Edouard Saïd, il est difficile de trouver un penseur issu du monde arabo-musulman qui ait pu bénéficier en Occident et dans le monde de l'audience et l'influence qu'Arkoun a exercées. Contrairement à ce que certains pensent, le parcours d'Arkoun était semé d'embûches. Malgré sa grande notoriété, on lui a refusé par exemple l'accès au Collège de France. Mais son grand combat, le combat de sa vie, était pour l'humanisme. En 1970, il publia sa thèse portant sur «L'humanisme arabe au IV/Xe siècle» (Vrin, traduite en arabe en 1997). En 2005, cette œuvre monumentale a été rééditée pour la troisième fois. Ce qui constitue un fait rare dans le monde des éditions académiques. La même année, il publia une sorte d'autobiographie intellectuelle : «Humanisme et Islam. Combats et propositions» (Vrin, traduite en arabe en 2010), dans laquelle il revenait sur le thème de l'humanisme, sondait les évolutions de sa pensée et l'évolution du monde autour de lui, rectifiait certains points de vue mais demeurait intraitable sur l'essentiel. Il y réitérait sa foi dans l'humanisme et redisait son engagement à pousser la pensée islamique dans la voie de la critique épistémologique. Arkoun avait aimé la Tunisie. Il comptait beaucoup sur son université et ses chercheurs. C'est à Tunis qu'il a donné sa dernière conférence publique, le vendredi 14 mai 2010, à l'occasion du workshop annuel de la Chaire Unesco des études comparatives de religions. Une cérémonie d'honneur lui a été consacrée. Je le savais malade, je ne lui ai pas demandé d'intervention. Mais il a tenu à participer activement aux débats. Et lors de la cérémonie d'honneur, il s'est laissé aller à une tirade de plus d'une heure qui a ému tout le monde. Mes injonctions discrètes ainsi que celle de son épouse, tous deux craignant pour sa santé, n'ont pas réussi à l'arrêter. Le public en fut émerveillé. Arkoun a parlé de sa vie, de son itinéraire, de ses combats. Il s'est adressé à la jeunesse tunisienne, lui demandant de s'engager fermement dans la recherche scientifique et la promotion d'une pensée éclairée. Avec le recul, ce moment qui avait fortement ému l'assistance ressemble à une sorte de testament intellectuel et spirituel donné par Arkoun à partir de la Tunisie. Il y avait martelé sa conviction que l'humanisme finira par l'emporter sur la violence et le fanatisme, avait redit son admiration interrompue depuis un demi-siècle à la génération des humanistes arabes: Miskawayh et Tawhidi notamment, «mes frères de combats», comme il s'y plaisait souvent de les qualifier. «A ce paradoxe d'une histoire non encore écrite d'un espace méditerranéen fracturé, j'oppose la ferme résistance d'un humanisme qui assumera cette fois les héritages positifs de toutes les cultures et les appels à la justice et aux droits humains de tant de peuples encore opprimés». Rien mieux que cette phrase ne résume son combat pour l'humanisme, auquel il avait pathétiquement invité la jeunesse tunisienne à s'y engager. Parti de Tunis enthousiasmé et émerveillé par ce bain de jeunesse auquel il a eu droit, son corps qui a littéralement sillonné le monde et supporté les périples dans les cinq continents, avait besoin de repos. Les médecins lui conseillèrent de longues vacances qu'il est parti passer au Maroc. Quelques semaines plus tard, sa santé s'est dégradé, il fut transféré en France où il a lutté contre la mort jusqu'à la fin inéluctable. Sa conférence de Tunis, la dernière de sa vie prononcée dans un milieu académique, restera à jamais gravée dans nos esprits. –––––––––––––––––––––––––––––––––––– * Lire aussi sur le site d'Essahafa (www.essahfa.info.tn) l'entretien accordé par le Pr Mohamed Arkoun à Essahafa, le 18 mai 2010