Par Soufiane BEN FARHAT Certains n'en reviennent pas. La Tunisie révélée par les élections n'est point la Tunisie rêvée par plus d'une génération. Seraient-elles d'aventure des générations de vieux rêveurs vieux jeu ? On le sait. Dans tout rêve, il y a une part fantasque d'extravagance et de fantaisie. Certes. Mais la politique est réelle. Influe profondément sur le cours des choses, infléchit le vécu. D'où une interrogation lancinante sur les vraies significations de ce vote. Un vote qui plus est massif. Des millions de Tunisiens ont voté ce 23 octobre 2011. Ils se bousculaient, jouaient des coudes et des hanches. Non point devant quelque magasin d'alimentation ou manège. Parce jusqu'à la Révolution du 14 janvier, on croyait abusivement que les Tunisiens, à l'instar des Romains de l'antiquité, ne se passionnaient que pour la croûte et les jeux. Panem et circenses (pain et jeux de cirque), disait-on dédaigneusement à Rome. Mais là ils se bousculaient au portillon de la démocratie, de la liberté. De la dignité retrouvée aussi. Le vote souverain et libre est une manière d'être digne. Citoyen à part entière. Mais, à en croire certains, le moment historique privilégié vira au cauchemar. Pour d'autres, c'est un rêve inespéré. Cela dépend de l'angle de vue en fait. C'est-à-dire du positionnement sur l'échiquier politique. Pour les partisans du mouvement Ennahdha, du Congrès pour la République ou du Forum démocratique pour le travail et les Libertés (Ettakattol), c'est l'aubaine. Pour le Pôle démocrate moderniste, le Parti démocratique progressiste ou la gauche radicale, c'est plutôt une déroute cuisante, Waterloo. Première leçon du scrutin, les lignes de clivage se sont déplacées. Avant, le dilemme douteux imposait un choix problématique : dictature ou islamistes. Maintenant, les lignes de clivage semblent s'être déplacées. Le système électoral de la proportionnelle avec plus forts restes impartit à Ennahdha autour de 40% des voix. N'empêche : un peu plus de la moitié des Tunisiens ont voté pour les islamistes. Les autres voix se sont dispersées entre les créneaux de ceux qui montent en flèche, ceux qui battent en brèche et ceux qui sombrent dans l'inconsistance. Les chiffres exhaustifs n'ayant pas encore été publiés, l'analyse demeure sommaire. Toutefois, côté contenu, les tendances sont patentes. Elles autorisent l'appréciation lucide : le vote du 23 octobre 2011 a été, dans une large mesure, identitaire et impressionniste. Identitaire parce que l'identité des Tunisiens a été le fin mot d'un non-débat électoral pour ainsi dire. Tout au long de la campagne électorale, la nature de l'Assemblée constituante, ses enjeux, les contours de la Constitution à venir n'ont guère occupé les devants de la scène. La faute en incombe aux partis, listes et candidats qui ont perdu en premier lieu. Ils ont préféré s'abîmer dans des querelles dignes des Byzantins. Les théologiens byzantins discutaient âprement du sexe des anges alors que leur ville, Constantinople, était sur le point de tomber aux mains de l'ennemi. Sauf que, chez nous, Dieu a été invité inopinément dans les joutes. L'Islam est en fait le principal attribut de notre identité depuis 1.500 ans. Tout le monde l'assume. Avec sérénité et sans anicroches. Sous nos cieux, même les libres-penseurs se disent musulmans. Pourtant, l'impact de l'affaire du film d'animation Persépolis a été fatal à ceux qui avaient voulu en faire un tremplin pour démoniser Ennahdha dix jours avant le scrutin. La parade escomptée de certaines parties a été contreproductive. Le vote en fut influencé dans une large mesure. Il fut à la fois identitaire et impressionniste. Figure proéminente et montante du mouvement Ennahdha, Samir Dilou a concédé avant-hier sur le plateau de Shems FM que l'affaire Persépolis a été le pain bénit, un don de Dieu (rizqoun mina Allah) pour son parti. Résumons. Réagissant prudemment, Ennahdha est timidement montée dans le créneau dans l'affaire Persépolis. De leur côté, des hordes déchaînées d'extrémistes avaient violemment réagi. Et de larges franges de l'opinion se sont massivement mobilisées pour défendre ce qu'elles ont perçu comme étant une attaque frontale contre l'Islam. Dieu a été invité dans les débats. Ennahdha en a profité. Bref, le cauchemar promis aux uns a viré au rêve, tandis que les rêves des autres se sont mués en cauchemar. L'échelle de la représentation importe beaucoup en politique. Elle est le plus souvent décisive. Certains politiciens gagneraient à le savoir. Sinon ils n'en finiront pas d'en faire les frais. A leurs risques et périls.