Parler de leurs vécus et de leurs quotidiens est devenu au fil de son séjour parisien une évidence, un devoir même. Lui, c'est Ahmed Jlassi, ancien membre de la Ftca (réalisateur d'un court métrage intitulé Trinou—Train—qui a reçu le prix de la meilleure image lors d'une session du Festival de film amateur de Kélibia), et universitaire (audiovisuel, photojournalisme), et eux, ce sont nos compatriotes immigrés clandestins qui ont échoué à l'île de Lampedusa pour être, ensuite, recueillis par les jardins et les ponts de la Ville des Lumières. Eux, ce sont également et surtout des rêves brisés et autres projets dérobés qui hantent tout un chacun. Eux, ce sont Kaâboura, un petit «numéro» de 17 ans qui adore épater la galerie, un père de famille de 57 ans, «Amine» un romantique de 24 ans, Samir qui a 42 ans et qui est maniaque en réaction à la fameuse réplique raciste «sale arabe», son cousin «Adriano» qui a 25 ans (originaire de Matmata), «Issam» qui a le même âge, mais qui est de Kébili, et Mohamed, un idéaliste de 21 ans. Toutes ces individualités qu'un périple a réunis et que la caméra improvisée de Ahmed a recueillis. Improvisée l'idée, car ce tournage est pour le moins fortuit et c'est en se confrontant au quotidien incertain, plus que précaire, voire obscur, de ces immigrés clandestins, pris en sandwich entre les considérations géopolitiques de certains pays, qu'elle a eu le temps de germer chez ce jeune chercheur qui était sur Paris en juillet, pour effectuer des recherches autour de son projet de thèse. Un dessein qu'il n'a pas complètement abandonné pour s'intéresser à ces différentes existences et à leurs visions de l'Occident, car même si Ahmed a déserté les Bibliothèques de Paris, lui préférant ses rues, l'expérience filmée tombe sous le sens et rejoint son sujet de recherche également : «La représentation de l'Occident dans le cinéma tunisien». «Ce documentaire, en long métrage, se veut un récit autobiographique, car je me suis retrouvé dans chacune des personnes que j'ai côtoyées et que j'ai filmées», affirme-t-il. Le récit de ce film est une sorte de mise en abîme, celle de la rencontre entre le jeune chercheur et ces immigrés clandestins, celle de deux mois passés avec eux, caméra prête à tourner, devenue au fil des jours, un prolongement de sa main, se faisant discrète et témoignant de ces quotidiens incertains, de ces bribes de vies. «Ce qui m'a intéressé dans les profils que j'ai choisi de filmer, c'est le fait qu'ils ne soient pas des candidats à l'émigration. Endurcis, ils ont été confrontés à la cruelle réalité du rêve déchu», souligne le réalisateur. Altérité/identité C'est une sous-société que ce dernier figure et filme en ethnologue, en ami même, une sous-société qui évolue autour d'un local procuré par une association tunisienne en France, dans lequel les «harragas» viennent se poser le jour et s'approvisionner pour reprendre leurs errances et retourner, la nuit venue, sous les ponts et dans les jardins de Paris. Un système impénétrable que Ahmed a su pénétrer à force de persévérance et ce n'est qu'une fois admis qu'il a pu sortir son «matos», un réflexe numérique et un micro, pour filmer ces errances (dans tous les sens du terme) et devenir ainsi un témoin tantôt sollicité pour devenir une boîte à secrets et tantôt rejeté. Actuellement, en phase de «dérushage», le film a sollicité l'intérêt de Nejib Ayed (Rive production) qui en assure la post-production. «Le plus intéressant dans ce documentaire, c'est sa poïétique. Outre sa vocation historique et sociologique, sa dimension cinématographique est de figurer la représentation de l'autre dans ce chamboulement des repères. Parler de cette coquille vide, mais non statique qu'est l'identité immuable et changeante à la fois», affirme le réalisateur. En parlant encore de poïétique, le réalisateur souligne la modestie des moyens techniques, ce qui a représenté un défi et qui a vite viré à son avantage, car son petit réflexe a su se faire discret et les contraintes techniques ont alimenté l'image, en imposant, par exemple, des plans serrés et des cadres étouffés qui n'ont fait que nourrir le récit. L'histoire du tournage est plus que saisissante et laisse curieux quant au résultat final qui sera normalement visible en janvier. Wait and see.