Par Yassine Essid Pendant que les Tunisiens, les yeux rivés sur leurs postes de télévision, découvraient en live les joies du débat politique de la Constituante, devenu leur passe-temps favori, éclipsant pour un temps leur passion du football, le pays frôlait la catastrophe. En effet, l'usine de levure «Rayen», bloquée pendant une semaine par un sit-in, avait cessé ses livraisons aux boulangers, suscitant l'inquiétude du public car elle risquerait, si le blocage s'était prolongé, de vider les étals des boulangeries. Il a fallu l'intervention de l'armée dans la soirée du 7 décembre pour désamorcer une crise qui menaçait la sécurité et la stabilité du pays tant cet ingrédient est essentiel pour la fabrication du pain et par conséquent pour notre survie. 44 tonnes de levure fraîche et 100 tonnes de levure sèche furent ainsi livrées par les soins de nos militaires aux boulangers du pays au bord de la rupture de stock et de la crise de nerfs. Pourtant, dans les pires moments succédant à la chute du régime, les Tunisiens n'avaient manqué de presque rien. Bien qu'étant d'une extrême gravité, les événements n'avaient occasionné qu'une gêne passagère due principalement aux ralentissements dans les circuits de distribution. Personne ne se serait douté, qu'un an plus tard, un pays en paix allait se retrouver menacé de manquer de pain. Pour une fois, ni les minotiers, ni les fournils, ni les boulangers n'en sont responsables. La moisson a été bonne, les capacités de stockage élevées et la farine largement disponible. D'où vient alors ce danger d'être privé de pain ? De ce composant courant, voire banal, ne rentrant qu'en quantité négligeable (3%) dans la fabrication du pain. Rappelons que pour 100 kg de farine destinés à la fabrication du pain, 2 kg de levure sont nécessaires. En Tunisie, la consommation annuelle de pain s'élève à environ 6,5 millions de quintaux de farine pour 120 tonnes de levure. Une goutte d'eau, mais néanmoins grain de sable propre à faire trembler l'univers de la boulange, de paralyser un pays et nous contraindre à manger du pain azyme ; un pain aplati, mince comme du papier, blanc, cassant, s'amollissant dès qu'on le trempe dans quelque liquide. En effet, pour ceux qui connaissent mal la confection de notre miche, celle-ci exige nécessairement un habile dosage de farine, de sel, d'eau et de levure, aujourd'hui fabriquée industriellement, et du temps pour permettre à la pâte de gonfler, de «pousser», comme on dit. Certes, plusieurs cultures font du pain sans levure : tortillas en Amérique du Sud et Centrale, chappattis en Inde, pain banique en Amérique du Nord, car leur table s'y prête parfaitement. Notre cuisine en revanche, celle où le ragoût règne en maître, celle où le pain tient lieu de couvert, est dévoreuse de pain et s'accommoderait mal d'un autre accompagnement qu'un pain levé, léger, croustillant, boursouflé, à la mie spongieuse, fondante en bouche, adhérente à la croûte dorée qui cède sous la pression des doigts. Certes, il y a encore moyen de se passer de la levure industrielle, en recourant à la fermentation naturelle de la farine, au levain, qui donne un pain dont la saveur est nettement plus agréable et plus subtile et qui, bien fait, est plus digeste et se conserve plus longtemps qu'un pain à la levure qui rassit en une journée. Mais, comme tout ce qui est bon et appétissant, le pain au levain est éprouvant pour les boulangers car il demande un temps exorbitant. Ainsi, malgré le progrès économique et social, malgré l'instruction, l'élévation du niveau de vie, la mondialisation des échanges, les changements opérés dans notre culture alimentaire, l'impératif de l'approvisionnement marque toujours et de manière décisive l'organisation sociale, l'administration et l'idéologie du pays. Le ravitaillement demeure encore pour nous un problème politique et le pain une institution sociale qui est authentiquement politisée. Son prix, comme l'organisation de sa production et de sa distribution sont encore établis par des lois, de même que l'appréciation du salaire minimum quotidien du travailleur qui se fonde toujours sur le prix du pain. Raison pour laquelle il varie peu, reste équitable pour le bon peuple sans susciter l'indignation des riches. Notre vie quotidienne repose encore sur la nécessité de trouver un pain de bonne qualité, en quantité suffisante et à un prix raisonnable. Cette crainte ancestrale de la disette qui tourmente depuis l'antiquité autant le peuple que les autorités, qui nouait entre ces acteurs d'indéfectibles liens de solidarité, perdure encore dans l'imaginaire de notre peuple. Aucune question n'a un tel pouvoir mobilisateur, aucune rumeur n'a de tels effets déstabilisateurs que la peur d'en manquer. Dans un tel contexte, où l'activité régulière de la boulangerie est une garantie de l'ordre public, le peuple, de peur de manquer de pain, se soumet alors volontiers à l'autorité, souscrit à un engagement de docilité, moyennant l'assurance qu'on ne le laissera jamais sans pain. Pourtant les disettes ne sont plus aujourd'hui à redouter, car lorsqu'on ne produit pas assez de grains, on en achète et lorsqu'on n'a pas de quoi acheter, on en achète, quand même. Il est donc grand temps de dépolitiser le pain. Un pays qui se veut démocratique et moderne ne peut pas être continuellement à la merci d'une menace de pénurie suscitée par des événements dérisoires, ni vivre dans la hantise permanente de manquer de pain. Dans une déclaration accordée à une chaîne de télévision étrangère, le Premier ministre avait déclaré qu'en Tunisie : «Tous les ingrédients de la démocratie sont réunis. Nous sommes, dit Caïd Essebsi, un pays où la population est instruite et où la libération de la femme est avancée. Ainsi, nous sommes mieux préparés que d'autres pour initier un processus démocratique». Dans son recensement des éléments constitutifs d'une bonne démocratie, le Premier ministre a cependant oublié l'ingrédient essentiel : la vertu civique et le bon gouvernement dont l'absence compromettrait toute vie harmonieuse et tout bien-être. N'est-ce pas là tout ce que demande le peuple : qu'un gouvernement ne nous roule pas dans la farine et fasse de la bonne politique et qu'un boulanger fasse du bon pain. Seuls moyens de nous tirer du pétrin.