Par Khaled El Manoubi Le capitalisme n'a pas aboli les classes même s'il tend à reconnaitre l'individu abstraction faite de l'appartenance de classe de celui-ci. Ce même capitalisme s'est installé il y a maintenant cinq siècles en partant de toute l'Europe occidentale catholique. Cet avènement signifie la prééminence de la logique de la marchandise ou encore du marché au comptant sur celle de la division en classes. La société capitaliste a supplanté lors de ce même avènement la société de classes féodale et catholique. Durant presque quatre siècles, cependant, le marché a été incapable d'extirper la misère du plus clair de la population, à savoir les paysans héritiers du servage plus ou moins aboli et les salariés – ou chômeurs – de la nouvelle société. Ainsi la bourgeoisie capitaliste, socialement dominante dès l'avènement de la domination du marché, a-t-elle pour ainsi dire confié la direction politique de la société dans les différentes nations capitalistes à l'ancienne aristocratie des feudataires ou encore des seigneurs. En 1789 en France – nation politiquement attardée par rapport à l'Angleterre – le Tiers Etat – groupant bourgeoisie, ouvriers et paysans – a pratiquement bouté hors du politique l'aristocratie de la noblesse et du haut clergé. Et lorsque le peuple a été appelé à désigner ses représentants dans des parlements détenant la réalité du pouvoir, un clivage s'est établi séparant, d'une part, ceux qui ont peu ou ceux qui redoutent d'être réduits à n'avoir que ce peu et, d'autre part, ceux qui ne s'estiment pas menacés par la pauvreté. Le clivage droite-gauche n'a eu cependant de sens que lorsque les forces productives, développées par le capitalisme innovant grâce au dépassement – approfondissement du marché au comptant – notamment grâce aux marchés à terme –, ont rendu possible l'extinction du paupérisme dans les nations concernées. En effet, il ne suffit pas que la société soit capable d'offrir un minimum de décence à tous pour que la chose se fasse : les possédants ne lâcheront pas d'eux-mêmes le morceau correspondant. Il faut donc que le peuple – ouvriers, paysans pauvres, petite bourgeoisie inférieure – s'érige en alliance politique – la gauche – pour donner le ton face aux possédants – petits bourgeois aisés, bourgeois, rentiers – constitutifs par conséquent de la droite. Il en est tout autrement chez nous : au lieu que ce soit le marché qui précède la démocratie, c'est celle-ci qui conditionne l'essence du marché. On l'a vu sous le règne de Bourguiba avec les expropriations à grande échelle sous couvert de généralisation forcée des coopératives et sous celui de Ben Ali avec la rapine pure et simple, expropriations et rapine qui sapent une condition nécessaire du marché, à savoir le droit de propriété. Plus même : c'est par le bannissement de la démocratie que les possédants ont interdit au peuple d'échapper à la pauvreté, laquelle est par ailleurs toujours relative. Et pourquoi l'élite est-elle antidémocratique bec et ongles? Parce que l'absence de l'essence du marché – même si l'apparence de ce marché existe – coupe la voie à l'innovation et instaure alors un jeu interne au mieux à somme nulle: ma richesse vient de ta spoliation et réciproquement; le jeu avec l'extérieur – lieu de l'innovation – pouvant être à somme positive. Dans ces conditions, si être de gauche à l'intérieur revient à se proclamer aux côtés du peuple comme le font les gauches des nations à marchés accomplis, on ne fait ici que se complaire purement et simplement dans le non-sens du moment que la possibilité matérielle même de l'amélioration de la condition relative du peuple n'existe pas. A l'inverse, les possédants ne font même pas la droite parce que toute concession de leur part est difficilement acceptable – voire non envisageable – en l'absence au plan interne d'un jeu gagnant-gagnant faute de marché véritable. Ainsi l'absurdité du jeu politique n'est levée que s'il y a marché véritable et celui-ci ne voit un commencement de réalisation que s'il y a chez nous avènement de la démocratie. Or il se trouve que celle-ci n'est autre – littéralement et par définition – que pouvoir du peuple si bien que celui-ci ne peut être la gauche que s'il s'engage dans la démocratie et s'il progresse ensuite dans l'accomplissement du marché. Et ce sont seulement cet engagement et cette progression qui sapent les bases du caractère nul ou négatif du jeu interne, jeu néfaste qui fait pourtant la base matérielle des possédants ou encore de l'élite. Il en résulte que le clivage islamisme-gauche n'a aucun sens et que le véritable clivage sépare le peuple – avide de démocratie regardée comme prélude au marché – de l'élite possédante. En effet, et comme nous l'avons montré dans notre article du 26 octobre dernier paru dans le journal La Presse, le moyen âge perdure chez nous jusqu'au 23 octobre lors même que la société médiévale est nécessairement religieuse. La démocratie musulmane est alors plus insistante encore chez nous que la démocratie chrétienne ailleurs : celle-ci ne gouverne-t-elle pas encore – à droite – la grande Allemagne et Berlusconi, pourtant de droite, n'a-t-il pas été chassé du pouvoir grâce au coup de pouce décisif donné par le pape et par les catholiques italiens ? Ainsi donc, on vivait en Tunisie jusqu'il y a quelques semaines au moyen âge malgré des apparences de modernité. Et celle-ci ne sera atteinte que progressivement grâce à l'affermissement démocratique du marché. Il n'est alors pas question pour l'heure d'être de droite ou de gauche : le parti de Bourguiba puis de Ben Ali n'était-il pas admis dans l'Internationale Socialiste jusqu'en 2011 ? Il n'est même pas possible d'être de gauche de manière adroite comme se complaisent à le faire nombre de politiciens. Du reste, comment voulez-vous être de gauche lorsque nul ou presque ne se proclame chez nous de droite ? Et comment voulez vous être de droite lorsque la gauche est peuplée par l'élite possédante ? Le peuple, quant à lui, et pour une fois qu'il a eu la parole, n'a eu besoin ni du repère de la droite ni de celui de la gauche : il a élu, malgré les manipulations fort partiales opérées selon la logique de la police dite de sûreté de l'Etat, les victimes de la répression et de l'appauvrissement. Le peuple a ainsi montré qu'on peut ne pas tomber dans la tautologie malgré sa démarche à la fois adroite et non gauche ou encore qu'on peut éviter la contradiction dans les termes malgré une démarche de gauche mais fort droite.