Par Mohamed Salah BACHTA * De nos jours, il est communément admis que les institutions ont un pouvoir explicatif majeur de la croissance économique des pays. Il faut toutefois signaler qu'il existe plusieurs régimes institutionnels pour réaliser des performances économiques données, les relations entre institutions et croissance économique ne sont pas univoques. Pour mieux illustrer cette assertion et voir comment les institutions ont influencé les performances du secteur agricole, on procèdera dans ce qui suit à la clarification du concept d'institutions. On en déduira une grille de lecture permettant d'apprécier dans un deuxième temps comment les adaptations du système institutionnel ont permis au secteur agricole en Tunisie d'assurer des performances économiques indéniables. Les institutions représentent l'ensemble des mécanismes d'arbitrage, hors marché, entre les intérêts des individus. Ces règles d'arbitrage et d'organisation des relations sociales ne peuvent être déterminées par des décisions individuelles d'agents. Elles doivent être collectivement conçues et mises en œuvre. Il s'agit d'un produit sociétal. Elles sont en interaction permanente avec l'évolution sociale, notamment la sphère politique, qui peut modifier leur contenu. Leur existence permet de déterminer, pour chaque agent, l'ensemble des choix socialement possibles. Elles permettent aussi de réduire les coûts de transactions des opérations économiques réalisées entre agents microéconomiques. Ce sont ces effets qui confèrent à ces institutions leur légitimité sociale. Autrement dit, les performances socioéconomiques d'une institution conditionnent son acceptation par une collectivité donnée et déterminent par conséquent sa légitimité. Elle change sous l'influence d'une modification de sa légitimité. Sans vouloir verser dans le débat sur les différences entre institutions et organisations et sur les relations de causalité et d'antériorité qui les lient, je suppose l'existence d'institutions – acteurs. Ces dernières ont en commun avec les institutions considérées en tant que règles leur capacité à organiser et à réguler les décisions des agents microéconomiques. C'est le cas d'un groupement interprofessionnel ayant l'aptitude d'orienter les décisions des acteurs individuels appartenant aux différents maillons d'une filière. Enfin, le système institutionnel d'une société peut être considéré comme une partie prenante de sa civilisation. Selon cette vision, une institution donnée intervient dans la construction de la manière de penser des individus mais aussi dans la formation des anticipations des comportements des autres acteurs. En l'absence de telles institutions, les acteurs auront des difficultés à former leurs anticipations et affronteront une incertitude liée aux comportements des autres agents. Une telle incertitude conduit sinon à des blocages de la poursuite des décisions des agents microéconomiques, du moins à des coûts de transaction élevés. Dans une optique dynamique, la diminution des performances socioéconomiques d'une institution conduit à des décisions collectives, prises par un grand nombre d'acteurs individuels, pour son changement. Un tel changement implique, dans une vision systémique, à des modifications d'autres institutions mais aussi à une évolution de la sphère économique. En somme, dans une société démocratique, une institution est généralement définie comme étant une règle partagée car légitime qui coordonne, en dehors des mécanismes du marché, les interactions entre agents et organisations. Elle facilite la conduite d'actions collectives, et ce, en réduisant les coûts de transactions. Un système institutionnel représenterait un ensemble d'institutions complémentaires et couvrant l'ensemble des domaines des activités conduites par la société concernée. En partant de cette définition générale d'une institution, on peut se demander comment le système institutionnel mis en œuvre pour coordonner les décisions des principaux agents microéconomiques impliqués dans la gestion du secteur agricole en Tunisie a influencé les performances de ce dernier ? L'agriculture tunisienne a enregistré, au cours des trente dernières années, des taux de croissance notable de l'ordre de 3,5% l'an. Elle a aussi eu des impacts particulièrement importants sur la sécurité alimentaire et la balance des échanges agroalimentaires. Les performances enregistrées par le secteur agricole sont le résultat d'une politique agricole menée sur plusieurs fronts et mettant à profit une large palette d'instruments distincts et interdépendants. Ils sont de nature économique, technique et institutionnelle. La politique des prix a concerné aussi bien les producteurs que les consommateurs. Elle a donc influencé les choix productifs des exploitations agricoles et assuré l'approvisionnement des marchés à des prix jugés socialement acceptables. Les prix relatifs ayant résulté de cette intervention publique ont été à l'origine du transfert d'une part importante du surplus agricole. Ce transfert devait améliorer la compétitivité prix de notre économie et financer les investissements requis par les autres secteurs économiques. Parallèlement à cette intervention au niveau des prix, on assiste à un processus de modernisation des techniques de production, décidé par les pouvoirs publics, et ce, par la généralisation de la mécanisation, de l'emploi des engrais chimiques et des semences sélectionnées. Outre la modernisation des techniques de production, l'intégration des activités agricoles au marché devrait se traduire par des productions décidées en fonction des prix relatifs et de dégager des surplus agricoles captés par les autres acteurs économiques. La mobilisation des ressources naturelles, notamment hydriques, a constitué un pilier majeur de la politique agricole. C'est ainsi que l'essentiel de ces ressources, près de 95% des ressources inventoriées en 2010, a été mobilisé. Les quatre cent cinquante mille ha de périmètres irrigués aménagés utilisent près de 83% de ces ressources. La modernisation de l'agriculture et l'intégration du monde rural à l'économie de marché ont requis des adaptations du système institutionnel en place. En ce qui concerne les ressources édaphiques, les règles organisant l'accès à la terre ont été transformées. La propriété privative, institution nécessaire pour investir dans les plantations arboricoles, a remplacé la copropriété des terres de parcours. Cet apurement a concerné près de 3 millions d'hectares de terres collectives réservées essentiellement aux parcours recensés en 1956. Il n'en reste que quelques deux cent mille ha actuellement. L'essor des plantations constitue la légitimation sociale de la nouvelle institution d'accès à la terre. Par ailleurs, les terres habous ont été apurées. On peut aussi signaler la parenthèse de l'expérience coopérative en tant que mode d'accès à la ressource terre. L'abandon précipité survenu, quelques mois seulement après la décision de sa généralisation rapide prise en janvier 1969, est une autre illustration, on ne peut plus patente, de la violation du caractère sociétal d'un tel mode d'accès à la terre. Autrement dit, cette règle d'accès à la terre ne peut être considérée comme une institution car non légitimée. Là où la mécanisation des opérations culturales est possible, le salariat a déclassé les rapports de production précapitaliste, Khammessat, Mgharssa. Ces derniers rapports autorisent l'implication directe des ouvriers dans les résultats du processus de production. Ils permettent ainsi la réduction des coûts de transactions, coût de contrôle des ouvriers par les propriétaires, de l'incertitude associée au problème du hasard moral. En revanche, le taux de salaire de base est déterminé en fonction de considérations sociopolitiques, par les pouvoirs publics. Il n'est pas indexé à l'évolution de la productivité du travail agricole. Il n'est que partiellement ajusté aux qualifications de la main-d'œuvre employée. De tels mécanismes de fixation des taux de salaire ne constituent pas des incitations suffisantes pour les exploitations agricoles à embaucher de la main-d'œuvre qualifiée et aux ouvriers à s'engager dans des programmes de formation permettant l'amélioration de leurs qualifications. Ces dernières sont pourtant indispensables pour toute stratégie d'innovation que les exploitations peuvent choisir. Là aussi le changement institutionnel ne semble pas être souhaité par les agriculteurs, du moins leur totalité. En ce qui concerne l'eau, le droit de propriété a été reconverti en droit d'usage (code des eaux 1975). Comme prolongement à cette reconversion des règles d'accès à l'eau d'irrigation, des structures administratives ont été créées pour remplacer les organisations d'irrigants et les anciennes institutions de coordination hydraulique. Des Offices de mise en valeur des périmètres irrigués (OMVPI) ont été créés. Leur dissolution, alors qu'une étude visant à en améliorer la gestion était en cours, a été décidée en 1989. Depuis cette date, les révisions des missions des organisations des irrigants, ayant remplacé ces OMVPI, n'ont pas cessé, d'Association d'intérêt collectif (AIC), on est passé à des Groupements d'intérêt collectif (GIC) et puis à des Groupements de développement agricole (GDA). Malgré ces diverses adaptations, on assiste à une surexploitation de la plupart des aquifères. Un tel état d'exploitation des nappes est synonyme de l'échec des institutions mises en place pour organiser l'accès à ces ressources. En effet, il existe comme une relation de dualité entre la qualité des institutions en charge d'organiser l'accès aux ressources naturelles et la protection de celles-ci. Les règles instaurées tirent leur légitimité d'un pouvoir politique despotique De plus, des changements répétés et inattendus car décidés, d'une manière ésotérique par le haut, sont de nature à réduire la capacité des acteurs à formuler des anticipations et à prendre des décisions engageant leur futur proche et lointain. La transition démocratique consécutive à la révolution que vit le pays est incompatible avec un mécanisme de prise de décision collective basé sur l'Administration et tirant sa légitimité de la sphère politique. Cette transition représente une période de fluidité et d'instabilité politiques aboutissant à une remise en cause quasi généralisée des institutions en place. On assiste à des processus de réformes- ruptures des institutions, notamment le rejet de la tutelle d'une administration omniprésente, matérialisant la subordination du monde agricole au pouvoir central. Le refus de paiement des frais hydrauliques observés dans la plupart des périmètres publics irrigués, les incendies ayant éclaté dans plusieurs forêts, les tentatives de s'approprier des terres domaniales déjà allouées, les tentatives de révision du rôle de l'Union tunisienne de l'agriculture et de la pêche (Utap) et la remise en cause de sa représentativité sont autant de symptômes de cette rupture. Celle-ci n'est pas correctement comprise par l'administration. Rien n'illustre mieux cette incompréhension que la proposition du ministère de l'Agriculture de rééchelonner les dettes des irrigants refusant l'institution de paiement du service des Groupements pour le développement agricole (GDA). Il est donc important de réfléchir sur les changements que peut subir le système institutionnel actuel lié au fonctionnement du secteur compatible avec la poursuite de sa croissance économique dans le nouveau contexte politique. (Suivra: Principales caractéristiques de l'environnement institutionnel futur)