PAR Mourad GUELLATY 14 janvier 2011 : effervescence Un vent d'allégresse souffle sur Tunis. Le rythme de la vie s'est accéléré, les gens ne marchent pas, ils courent, le vocabulaire est saccadé, les esprits sont enivrés, et les idées multiples. Personne ne se risque à porter les habits du chef, dans ce grand "happening" tout en noblesse, en conscience et en lucidité. Tout le monde y est, les hommes et les femmes, les anciens et les modernes, les jeunes en nombre, et les personnes âgées, les "bloggeurs" et les "facebookers", les intellectuels de gauche et les conservateurs, ceux qu'on pointait du doigt comme de dangereux réactionnaires, ou des extrémistes infréquentables, les porteuses de mini jupes et les femmes voilées, chantent et dansent à l'unisson, le cœur léger et le verbe tendre. Il est trop tôt encore pour la "valse des égos", le moment est beau, joyeux et en même temps emprunt de solennité et de gravité mêlées. C'est la fête, la douce, la tendre, la merveilleuse fête, spontanée, ouverte, sans slogans, sans exclusion, sans acrimonie, sans ennemi : Samuel Huntington, et ton choc des civilisations, où es tu ? Moments de bonheur intense, d'un peuple paisible, longtemps opprimé et qui ne doit sa dignité recouvrée qu'à un sursaut d'orgueil de toutes les couches, sans exclusive, de sa société, et tout particulièrement de celles jusqu'alors sans voix : les étudiants, les travailleurs, les si nombreux diplômés, les sans-emploi, sans considération et sans attention. Sans oublier, ceux qui sont massivement touchés par la misère qui perdure comme une fatalité dans ces villes et villages de l'intérieur du pays, les laissés-pour-compte d'un développement régional inégalitaire. Le 27 février 2011 : convalescence Le Premier ministre de transition, Mohamed Ghannouchi, jette l'éponge après cinq semaines d'un "sit-in" quotidien devant ses bureaux, réclamant sa démission et celle de son gouvernement. Au même moment des hordes d'individus, plus mafieuses que sauvages, terrorisaient les commerçants et les passants de l'avenue Habib Bourguiba, la principale artère de la capitale, en se livrant à des exactions, dénoncées à l'unisson, par toute la société tunisienne. Nous nous retrouvons avec la "gueule de bois", amplifiée par des comportements irresponsables de certains "vautours" qui s'expriment au nom d'une révolution, à l'avènement de laquelle ils n'ont pas œuvré. Les premiers moments de joie nous ont fait oublier que notre pays était un grand malade et qu'il lui fallait passer par les affres de la convalescence pour recouvrer sa guérison. C'est désormais le temps des revendications légitimes, qui sont les bienvenues, mais aussi de celles qui le sont moins. Voilà que naissent des surenchères diverses, facilitées, les premiers jours, par une communication insuffisante du gouvernement, et relayées, souvent, par des révolutionnaires de la dernière heure. Ainsi, la révolution tunisienne, celle de tous et essentiellement des jeunes, des sans-emploi et des ouvriers, s'expose à la confiscation par les professionnels de la parole facile, des promesses sans lendemain et de la démagogie, qui servent leurs intérêts plutôt que ceux du pays. Elle pourrait, si on n'y prend garde, évoluer vers les pires scénarios, dont certains sont déjà à l'œuvre : le désordre, l'inflation de paroles, l'insécurité et l'injustice qu'elle est supposée éradiquer. Rien n'est donc à exclure, si la vigilance se relâche et l'hystérie s'impose, y compris tout ce qui pourrait enlaidir un mouvement glorieux, et conduire au retour du bâton, celui d'une dictature encore plus brutale. Transcendance citoyenne Les Tunisiens doivent mesurer à sa juste et grande valeur la portée de ce qu'ils ont accompli, paraphée du sang de leurs martyrs et de leurs héros, et qui leur vaut une reconnaissance mondiale. Le citoyen, et tout particulièrement les hommes qui prétendent aux responsabilités de l'Etat, se doivent d'être à la hauteur de l'immense espoir qu'ils ont fait naître dans notre pays. Le premier, d'abord, doit prolonger la fête des premiers jours et ne pas la gâcher par des exactions et autres actes inqualifiables. Les prétendants doivent être exemplaires, dans notre société de plus en plus médiatisée, qui rapporte leurs faits et gestes à travers une loupe cathodique grossissante. Etre exemplaire, c'est jouer collectif, privilégier le temps long de la réforme structurelle et durable, au temps court de la promesse facile. C'est envisager l'avenir avec optimisme, mais surtout cultiver l'exigence ardente, que rien ne peut se bâtir, sur l'électoralisme et le populisme, et que tout peut se construire sur le socle des objectifs étudiés, et des actions planifiées, en rapport avec la vigueur des Tunisiens, l'importance relative de leurs ressources, et leur volonté d'écrire de nouvelles pages glorieuses de l'histoire de leur pays. Ces pages ne peuvent exister durablement, que dans une symbiose entre le citoyen et ses représentants au sein des trois grands pouvoirs. Cette symbiose nécessite un consensus minimal sur des sujets incontournables : quelle société voulons-nous édifier ensemble ? De quelle forme de République devons-nous nous doter ? Pour quel régime économique allons-nous opter ? Révolution en Tunisie, chance pour l'Europe, espoir en Occident La Tunisie, héritière d'une civilisation lointaine, a connu des invasions multiples, donnant naissance à un brassage de populations et à une société ouverte et paisible. Sa position géographique, à vue d'œil de Lampedusa, au nord, en fait un pays aux portes de l'Europe, et voisine de la Libye au sud, elle est la première étape qui mène à l'Afrique subsaharienne. Pays connu pour sa modération et sa pondération, mais aussi pour la bravoure de ses habitants, il n'est pas étonnant que le mouvement révolutionnaire qui se répand actuellement, avec des fortunes diverses, dans d'autres pays, y ait pris son essor. C'est un pays amoureux de la modernité et en même temps attaché à ses traditions ancestrales, deux attributs qui en font un passeur de messages vers le Nord européen, le Sud saharien et l'Est moyen-oriental. Les pays européens, ses plus proches partenaires, et l'Occident dans son ensemble, qui a toujours entretenu d'excellentes relations avec la Tunisie, se doivent d'aider, d'accompagner, et de faire aboutir, économiquement, ce mouvement d'un pays devenu un symbole et un exemple à suivre pour beaucoup d'autres. C'est une chance pour eux, car a posteriori ils pourraient bénéficier, au moins en partie, de la réussite finale qui n'est pas encore certaine, car elle reste tributaire d'un rapide retour à un fonctionnement normal des institutions et à la sécurité nécessaire. C'est une vraie opportunité pour eux, englués qu'ils sont dans des crises financières et de gouvernance et qui, à moyen terme, très certainement à la fin du siècle si ce n'est avant, seront dépassés par les pays émergents, au premier rang desquels la Chine et l'Inde, avec leurs populations de plus de deux milliards et demi d'individus, font figure d'épouvantail. Où ces pays iront ils dans quelques années, lorsque leurs populations vieillissantes ne suffiront plus à relever le défi des géants asiatiques et bientôt sud-américains, chercher la main-d'œuvre ouvrière et intellectuelle qui leur fera défaut ? Plus grave encore, où iront ils trouver les matières premières que leurs espaces réduits ne suffiront plus à leur offrir ? Où trouveront-ils un marché de consommateurs, suffisamment large, avec des pouvoirs d'achat réévalués. Vont-ils, tous ces pays, laisser place nette à l'agressivité commerciale asiatique, d'ores et déjà agissante, principalement en Afrique subsaharienne? Devront-ils au contraire considérer, à juste titre, que ce "moment arabe" est leur chance et leur espoir, d'asseoir leur prestige, de faire rayonner leurs valeurs et de se maintenir dans le peloton de tête économique ? L'honneur des Tunisiens La Révolution tunisienne a été saluée parce qu'elle a exhibé la quintessence de ce que les hommes peuvent réaliser : un changement de régime sans violence, sans souffrance et sans haine. Le despotisme et l'humiliation ont été vaincus par un mot d'une concision sardonique : dégage ! L'intérêt des Tunisiens et leur honneur seraient de ne pas anéantir cette belle promesse, offerte au monde, que la démocratie, l'équité, et le vivre-ensemble, peuvent "s'arracher", renaître et se pérenniser, dans la fraternité et la dignité.