Le procès de la chaîne Nessma dans l'affaire de la diffusion du film Persepolis a donc été reporté hier au 19 avril prochain. La vive tension politique qui perdure autour du procès n'est sans doute pas étrangère à cette décision. Tout se passe comme si la justice elle-même cherchait à gagner du temps. Et tout se passe aussi comme si le gouvernement dans son ensemble n'était pas fâché que les choses prennent cette tournure : on n'est pas pressé de mettre un terme à l'affaire et de clore le dossier. Cela suppose un acte qui tranche, et l'on juge sans doute que l'heure n'est pas encore venue de trancher, que les conditions ne s'y prêtent pas : l'ambiance demeure trop électrique... Bref, la stratégie de la temporisation est à l'œuvre. Elle est à l'œuvre en cette affaire comme en d'autres du même genre, d'ailleurs, chaque fois que le thème du choix de société et de la place de la religion se trouvent directement impliqués... Mais, hier, il semble bien que l'accusation se soit déplacée. Doublement même. Elle s'est déplacée du plan judiciaire au plan politique et elle s'est déplacée aussi en ce sens que l'accusé n'est plus tant la chaîne de télévision mentionnée ci-dessus que cette politique de temporisation qui prend la forme d'une non-politique. Car la temporisation a elle-même ses règles, par quoi elle se distingue de toute forme de passivité. Pourquoi parlons-nous de passivité ? Parce que ce qui s'est passé hier devant le Palais de Justice de Tunis, lorsque des individus qui se présentaient comme les champions des intérêts de l'Islam se sont livrés à des actes de violence caractérisés sans rencontrer d'obstacle dans leurs agissements, cela ne relève pas de la temporisation, cela relève d'une façon de livrer la rue à un groupe de personnes et de lui permettre d'exercer sa domination par la violence verbale et physique sur d'autres personnes. Ceux qui se sont fait insulter, qui ont reçu les crachats au visage, qui ont reçu des coups dont ils portent les stigmates visibles sur le corps, ceux dont on peut même penser que, sans le secours salutaire de quelques bonnes âmes providentielles, auraient fait l'objet d'un lynchage en bonne et due forme, ces personnes-là, cela pouvait être n'importe qui d'entre nous. Il n'est pas nécessaire de penser que nous partageons leurs idées pour considérer que ce qui leur est arrivé nous touche au premier degré... Ce qui s'est passé hier, c'est que des citoyens tunisiens se sont trouvés livrés à une violence qui se fait de plus en plus téméraire, et que l'Etat n'était pas là pour leur servir de rempart... Les témoignages recueillis auprès des victimes sont sans appel : les agresseurs se comportaient en maîtres de la rue. Ils se sont acharnés sur une personne déjà à terre dans un cas et, dans l'autre, ont poursuivi un confrère et son compagnon sur des dizaines de mètres sans que les agressions ne cessent de pleuvoir et ne cessant finalement que lorsque les deux victimes ont pu trouver refuge à l'intérieur d'un poste de police situé heureusement non loin du tribunal. La description des faits par les intéressés est éloquente : «J'étais de l'autre côté de la rue lorsque l'un des salafistes m'a pointé du doigt en me désignant par mon nom, rapporte Abdelhalim Messaoudi. Puis ce sont 70 personnes qui se sont dirigées vers moi, poursuit le journaliste qui parle de coups de pied reçus et qui se poursuivaient alors qu'il était au sol...» Zyed Krichen, un autre confrère, rapporte pour sa part qu'il a été accueilli à son arrivée au tribunal par des invectives : «traître», «mécréant»... Mais à la sortie, «j'ai subi les crachats et les coups de pied sur toute la distance entre le tribunal et le poste de police...» Marchant à ses côtés, l'universitaire Hamadi Redissi, une autre victime, raconte quant à lui : «J'ai reçu un coup de tête au moment où je me suis retourné parce que Zyed venait de recevoir un coup de poing à la tête... Je souffre actuellement d'un traumatisme crânien». Autant on peut comprendre le souci d'attendre que des conditions plus favorables se présentent afin de laisser la justice prendre position sur une affaire éminemment politique et qui risque de creuser une certaine fracture existant au sein de la société tunisienne, autant le fait de laisser certaines personnes prendre possession de la rue, faire la loi et exercer leur violence sur d'autres concitoyens, cela non seulement n'a rien à voir avec la temporisation, mais contribue en réalité à envenimer la situation et à empêcher que le temps joue son rôle d'apaisement. L'absence de la force policière en un lieu où il était clair que le risque de dérapage était fort et où, de plus, l'un des deux camps qui était en présence avait eu largement l'occasion de faire connaître ses dispositions à la violence, cela se comprend difficilement. Si cette absence correspond à un choix délibéré des autorités, nous disons que c'est indéfendable, car cela revient à donner à certains citoyens le droit de s'approprier la rue au détriment d'autres citoyens par l'usage de la force. Et dans la mesure où ces citoyens qui se trouvent ainsi chassés sont ceux-là mêmes qui défendent les libertés, on aura de la sorte nourri les méfiances et les inquiétudes. Ce dont le pays se passerait bien, à l'heure où l'on cherche à reconstituer l'unité nationale autour des grands objectifs socioéconomiques... Mais si cette absence policière correspond à une simple omission, cela est à peine moins grave, car alors on est en droit de s'interroger sur la capacité de l'Etat à prévoir et à prévenir, à faire la différence entre temporiser et démissionner et, enfin, à se montrer capable d'assumer ses responsabilités face à ceux qui piétinent l'exigence de paix publique : paix sans laquelle rien n'est possible dans une société politique.