Par Abdelhamid GMATI Quelle rigolade ce slogan ! Chez nous, depuis la révolution, c'est «Echaâb yourid» (le peuple veut). C'était beau, nouveau, enthousiasmant lorsqu'il s'agissait de s'insurger, d'abattre la dictature ; des poignées d'individus, se multipliant pour devenir une multitude, se mettant en branle dans toutes les régions, comme obéissant à un phénomène de mimétisme, pour contester, protester, manifester, dire, crier, dénoncer, détruire, agresser, s'exprimer, énonçant tout et n'importe quoi, payant un lourd tribut inattendu de victimes de la répression du pouvoir ; c'était charmant, beau, triste, dramatique, irrésistible et stimulait les rêves les plus fous. Et on se disait que l'on réalisait, concrètement, l'une des affirmations de notre hymne national, dû à notre poète rêveur et frondeur Aboul Kacem Echebbi, soit que «le Destin a été obligé de répondre à la volonté de vie du peuple». (Il est vrai que certains islamistes voudraient éliminer ce vers car supposé «blasphématoire»). Mais aujourd'hui que l'euphorie d'une liberté inhabituelle est tombée et que nous nous retrouvons dans une situation inattendue, qui inquiète même le Premier ministre ? Le peuple, le peuple ! O.K., le peuple ! Mais il détruit, le peuple! Et il ne donne pas l'impression d'être au pouvoir puisqu'il continue à sit-inner, à manifester, à «gréver», à «ourider» (vouloir). Qu'attend-il pour réaliser ses vouloirs puisqu'il est supposé être au pouvoir ? Ah ! Il n'est pas encore au pouvoir ? Et d'abord qu'est-ce que c'est que le peuple ? On nous dit que «le mot peuple vient du latin populus désignant l'ensemble des citoyens. Ce terme désigne couramment un ensemble d'êtres humains vivant sur le même territoire ou ayant en commun une culture, des mœurs, un système de gouvernement. Ceux-ci forment à un moment donné une communauté historique partageant majoritairement un sentiment d'appartenance durable, une communauté de destins. Ce sentiment d'appartenance peut venir de l'une au moins de ces caractéristiques : un passé commun, réel ou supposé, un territoire commun, une langue commune, une religion commune ou des valeurs communes». La dictature a joué sur cet aspect pour imposer la pensée unique, supposée traduire celle de tous les individus, réduits à une masse uniforme, à un magma de «clones». On décidait pour eux au nom du bien de tous. Soit. Mais en réalité, le terme veut dire que c'est un ensemble d'individus qui sont différents, qui sont supposés être libres mais qui décident de vivre ensemble pour diverses raisons objectives (territoire, langue, culture...communs). Et comme ces individus ont des différences, ils décident, pour vivre ensemble, d'un système politique où est consacré «le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes» et où «la République est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple». On met en commun nos différences, nos idées, nos aspirations, nos propositions et chacun est important car coacteur et non pas sujet ou esclave. Pour satisfaire les besoins et les intérêts de tous dans le respect de chacun. C'est ce que la Révolution des Tunisiens a voulu consacrer. Enthousiasmant et formidable ! Et nous avons vécu ce rêve dans l'euphorie. Mais il y a un hic fondamental: c'est que le peuple est multiple et ses composantes, les individus, seuls ou en groupes sont très différentes, disparates, ayant des intérêts et des ambitions particuliers, vivant des conditions sociales, économiques, culturelles, éducatives singulières… Les uns veulent le pouvoir politique, d'autres le pouvoir financier, d'autres aspirent à un emploi et à quelques agréments matériels, d'autres encore ne veulent qu'acquérir des connaissances, alors que certains veulent de la considération, de l'admiration, du nombrilisme. Les uns parlent de modernisme, de progrès, d'évolution, de développement, alors que d'autres aspirent à revenir aux sources, à l'Histoire. Chacun pense avoir fait ou contribué à la Révolution et veut être récompensé. D'autres adorent la liberté retrouvée et veulent entreprendre alors que certains aspirent à l'Etat providence pour résoudre leurs problèmes. Les uns veulent le beurre et l'argent du beurre, d'autres se noient dans des promesses fallacieuses. Tous jouent au jeu «ôte-toi de là que je m'y mette». Et on s'accuse, on exclut, on dénonce, on ment, on se contredit, etc. Le peuple a délégué son pouvoir à des représentants supposés parler et agir en son nom. C'est la règle de la démocratie en usage partout ailleurs. Le moins mauvais des systèmes, paraît-il. On oublie que c'est à l'individu qu'incombe la responsabilité de participer au pouvoir. Ce qui veut dire que chacun doit se prendre en charge, entreprendre, agir, acquérir des connaissances et des compétences. Il faut avoir la passion d'être, de se réaliser, de s'exprimer, d'être présent et surtout d'être responsable. Au risque d'être banal, rappelons qu'au lieu de demander au gouvernement «tout et tout de suite», posons-nous la question, chacun à son niveau: «Que puis-je faire pour contribuer à ce pays qui est le nôtre ?». Ce n'est que de cette manière que le peuple, dans sa multitude etsa diversité, pourra accéder au pouvoir. Sinon, il retombera dans le cycle de la pensée unique, de la dictature.