Le vent de la liberté s'étant levé depuis le 14 janvier 2011, beaucoup d'auteurs et d'ouvrages (de témoignages, d'essais et de réflexions) sur des personnalités politiques tunisiennes de premier plan, voient (ou revoient) enfin le jour, après une longue période d'hibernation, de dictature et de censure, à toute épreuve. Les vitrines des librairies, de la capitale et des grandes villes du pays, s'autorisent enfin à les faire revivre, en les mettant sous la loupe, pour démontrer l'impact de leurs actions passées et leur prolongement, à l'aube de cette inespérée révolution. Faits, gestes et dits de Bourguiba La librairie Art-Libris qui fait se conjuguer, si bien, la littérature et les arts, nous présentait, il y a quelques jours, le livre-réflexions de Chedli Klibi Habib Bourguiba, Radioscopie d'un règne avec une préface de Jean Daniel, témoin attentif et agissant de la première République et puis du règne mafieux de Zaba. Pour une radioscopie, c'en est une, qui nous rappelle, par l'effacement de l'auteur de cet ouvrage devant le personnage-clé, l'émission de Jacques Chancel avec son générique émouvant, pour sonder la personnalité de telle ou telle figure emblématique de l'Histoire et faire émerger son originalité. Pour Jean Daniel, cet ouvrage est d'une grande actualité puisqu'il démontre, avec le retour de manivelle que nous vivons actuellement, comment «Bourguiba (en son temps) aura triomphé à la fois du panarabisme et de l'islamisme, ces deux extrêmes sans cesse complémentaires». Et, nous allions dire : que l'on essaye, aujourd'hui, de faire réapparaître d'une façon déguisée. Chedli Klibi, pour mener à bien sa tâche, s'est beaucoup inspiré des seuls discours «vivants» et des entretiens du Président. «Aucune autre source n'a été consultée», tient-il à préciser. Ceci, sans doute, en allusion à certains historiographes complaisants ou d'hagiographes qui ne reculent devant rien pour tronquer les faits réels de l'Histoire. Articulant son livre en sept chapitres, il nous donne à lire de très précieuses choses sur la personnalité de ce leader hors-pair et de l'homme d'action permanente dans le sens où André Malraux la définissait à travers sa philosophie. La puissance signifiante des faits, gestes et dits de Bourguiba, pour libérer et moderniser la Tunisie, est une constante que nous découvrons à chaque chapitre de sa vie, sans que Chedli Klibi n'apparaisse comme le narrateur, au premier degré. Tout s'égrène comme grains d'un même chapelet pour aller de l'avant, sauf que ces grains ne sont pas les mêmes. Ainsi passe-t-on de «la conquête du leadership» à «moderniser la société» pour raconter «Habib Bourguiba et la femme», puis «la politique extérieure de Bourguiba». Et, enfin, un «retour sur l'homme». En annexe, les extraits de trois discours essentiels : sur la République (25 juillet 1957), à Jéricho (Palestine), et enfin au Palmarium à Tunis à propos de Kadhafi et de ses ambitions panarabistes démesurées. Une marque indélébile dans l'histoire de la Tunisie Cet ouvrage est plein de bruissements d'époques pas si lointaines que cela — qu'est-ce qu'un demi-siècle débordé par rapport à l'histoire de l'humanité? — et qui, déjà, faisaient les riches heures de la Tunisie entrant de plain-pied dans la modernité. Et même si Bourguiba a fait son temps, il n'en demeure pas moins que son œuvre est demeurée comme une marque indélébile dans l'histoire de la Tunisie contemporaine et/ou moderne. Ses faits, ses actes, ses dits sont — en les réactualisant — des repères essentiels pour la sauvegarde de la République tunisienne et le parachèvement de la Constitution dans un esprit de pleine et entière démocratie. Chedli Klibi écrit à ce sujet : «Par son action — et sa personnalité — Habib Bourguiba pensait avoir conféré à son pays un rayonnement qu'il ne pouvait devoir ni à ses dimensions géographiques ni à son importance démographique ni au volume de ses ressources naturelles. Il était à mille lieues de penser que son pays aurait, un jour, après lui, un plus grand renom encore grâce à cette ineffable révolution des jeunes, du 14 janvier 2011». Et d'ajouter : «Bourguiba fut le seul, à son époque, à tenter de réaliser l'alliance — et non pas seulement la cohabitation — de la modernité et de l'Islam, sans fracture, car il était persuadé que l'Islam originel ouvrait la voie à une démarche rationnelle, évolutive, dialectique, donc moderne». En d'autres termes, «le Jihad, selon Bourguiba, sera surtout un appel à l'effort continu, pour conquérir la vie». Cet homme hors du commun, «ce suprême» d'un combattant, aura pourtant été dans le déclin, à partir des années soixante-dix. Sa santé physique ébranlée, son déséquilibre psychique ne lui auront pas permis d'aller plus loin pour asseoir une véritable démocratie qu'il jugeait d'ailleurs encore précoce, à cause des mentalités. Ses pouvoirs furent légués aux gens de son entourage qui furent confisqués par le Zaba de tous les nouveaux malheurs de la Tunisie. Voilà où nous en sommes. Et c'est le message essentiel qui traverse l'ouvrage de Chedli Klibi, témoin important des derniers épisodes qu'il a vécus avec Bourguiba, au moment des gros ennuis.