Contrairement à leurs attentes et après plus d'un demi-siècle d'indépendance politique et d'instauration du régime républicain, les Tunisiens en sont venus à constater avec amertume que les inégalités entre les régions et entre les catégories sociales n'ont pas vraiment reculé. Les inégalités entre villes et campagnes sont, en effet, toujours flagrantes, celles entre les régions côtières et les régions intérieures se sont aggravées et les inégalités entre les catégories sociales d'une même ville sont devenues plus criardes. Le groupe dominant ayant succédé au pouvoir beylico-colonial n'a, en effet, pas réussi au sein de ce demi-siècle passé, à rompre avec le schéma antérieur basé sur le pillage des campagnes et l'état de soumission dans lequel elles étaient maintenues. Car dans sa volonté d'asseoir sa domination sur la société, ledit groupe s'est comporté en conquérant et non comme un vrai pouvoir national. De 1955 à 1964, toute l'énergie de ce groupe était focalisée sur la reprise en main du pouvoir sur l'ensemble du pays qui sortait petit à petit de la colonisation et dont une partie le lui contestait. Cela n'a pas seulement permis l'éclosion d'une véritable volonté de sortir du sous-développement mais empêché également un vrai changement de système. Le pouvoir en place répondait à un objectif quasi unique, régner en maître et acquérir une légitimité sans équivoque et par tous les moyens. C'est ainsi qu'il n'a pas hésité à conclure des alliances douteuses avec les hommes de main de l'ancien régime, allant jusqu'à les intégrer et même à leur conférer plus de pouvoir que ceux qui le soutenaient au départ. Il a, également, gardé le même modèle sécuritaire de l'Etat beylico-colonial et ses méthodes répressives, ainsi que le même modèle administratif, c'est-à-dire un appareil au service du pouvoir et non au service du citoyen. Cette récupération des outils destructeurs et le lourd héritage de pauvreté et de misère n'ont donc pas permis au nouveau pouvoir de s'attaquer aux inégalités profondes entre villes et campagnes. Ces dernières avaient toujours maintenu les secondes dans un état de dépendance et de dénuement si bien que celles-ci étaient incapables de briser ce cercle vicieux. Le conflit Bourguiba-Ben Youssef ayant divisé le pays, le même clivage villes et tribus makhzen et villes et tribus rebelles en vigueur au temps des beys avait refait surface. Des régions entières ont été ainsi marginalisées, car n'ayant pas montré une allégeance franche au «Combattant suprême». Les autres ont récolté les fruits de leur soutien au clan Bourguiba. Le même schéma va se reproduire à chaque fois que la légitimité du chef est ébranlée et à chaque fois le clan fera preuve de largesses en faveur de ceux qui le soutiennent, considérant les ressources du pays comme un simple butin de guerre. Le système fonctionnera ainsi en vase clos, produisant sa propre légitimité, échappant à toute redevabilité, instaurant l'impunité comme règle générale de conduite, car incapable de reconnaître ses erreurs. D'où la naissance de l'Etat de non-droit et le traitement sécuritaire de tout problème qui se pose (ceux qui le posent seront considérés comme des traîtres). Il y aura donc le système et ses hommes d'un côté et le bon peuple résigné se contentant des miettes de l'autre. Le même système se perpétua à partir de novembre 1987 pour se transformer petit à petit en une véritable mafia. Une agriculture mort-née Ayant été incapable de se débarrasser de certains archaïsmes, l'Etat continuait de jouer le rôle de marchand détenteur de monopoles de tous genres, y compris ceux relatifs à des fléaux sociaux, tels que le tabagisme, le théisme, l'alcoolisme, la prostitution, les jeux, etc. Il continuait de jouer aussi le rôle de grand propriétaire terrien et celui de grand rentier. Pour lui, le monde rural n'avait pas de demandes spécifiques sur fond de justice sociale et d'efforts de développement et ne méritait donc pas une attention particulière. Un mépris qui se révélera très lourd de conséquences. L'Etat inventait alors, dans ces régions, le non-citoyen, un exode rural non planifié et non contrôlé s'en est suivi, provoquant d'énormes problèmes de part et d'autre. Des régions intérieures se sont vues de plus en plus dépeuplées. On assistait, de l'autre côté, à la naissance de villes de plus en plus encombrées avec l'aggravation du phénomène de la «rurbanité», caractérisé par l'inadéquation de la demande sociale pressante avec l'infrastructure existante. Résultats, des problèmes socio-économiques épineux dégageant une violence extrême et s'exprimant de temps à autres sous forme de soulèvements. Cette situation aberrante donnera naissance, signe du mal-développement, à un monstre «rurbain» appelé Grand-Tunis, ainsi qu'à d'autres grandes agglomérations. Des horreurs socio-économiques où éclosent les anti-citoyens et où la qualité de la vie est inversement proportionnelle à sa chèreté. Problèmes énormes de transport (pertes de temps et d'énergies), de logement, de sécurité, d'approvisionnement, de civisme et autres qui ont fini par défigurer la capitale et ses banlieues et par l'embourber dans d'énormes problèmes énergivores à tous les points de vue. L'absence d'une politique de développement rural intégré, ainsi que l'exode priveront le pays de l'évolution de la paysannerie traditionnelle vers la professionalisation de l'agriculture. Au lieu d'avoir des agriculteurs de métier, notre pays a eu affaire, la plupart du temps, à des travailleurs de la terre par la force des choses, c'est-à-dire par le fait de leur naissance sur les lieux, auquel s'ajoutera leur échec à décrocher des diplômes leur permettant de rejoindre les villes, à y décrocher un travail, fût-il instable, dans un chantier ou une usine ou, carrément, d'émigrer. C'est entre autres à cause de ces mauvais choix que notre pays n'a pas pu développer un secteur agricole performant pouvant non seulement assurer notre auto-suffisance alimentaire, mais aussi exporter le vrai surplus.