Mêmes barbes hirsutes, mêmes qamis mi-mollets sur jeans et baskets, mêmes bonnets à ras de crâne, ils se lancent depuis le 14 janvier dans une quête de reconnaissance et une conquête de l'espace public. Derrière la même bannière noire, les mêmes slogans puissants scandant la même soif de revanche, ils manient aussi habilement la prédication exaltée, la manif houleuse, le sit-in persévérant, l'attaque physique de «l'ennemi», le «takfir» et le kalachnikov... Au nom de l'unicité de Dieu ! A la faveur de la libre expression et de la non-exclusion, les Tunisiens regardent passer ces fantômes de Tunisiens ni tout à fait eux-mêmes ni tout à fait autres... Beaucoup ont peur. Dans l'embarras insoutenable d'une relation ambiguë, le gouvernement en minimise indéfiniment la portée et les dérives. Qui sont les salafistes de Tunisie ? De quelle idéologie héritent-ils et quel projet portent-ils ? Constituent-ils à ce stade une question d'opinion ou une affaire de sécurité et de souveraineté ? Quel serait leur véritable impact sur la politique et la société ? Celui d'un enjeu réel ou d'une diversion idéologique comme on dit ? Enquête. «Niqab jusqu'à la mort !» suivi de «Le niqab ou la mort !», affiche Ahlem, depuis quelques semaines au dessus de sa photo du mur Facebook. Etudiante en deuxième année à la faculté de Chirurgie dentaire de Monastir, elle n'y est plus retournée depuis les vacances d'hiver. Elle jure de ne plus jamais y retourner. «La vie communautaire au foyer ne me convient plus... Il y a les autres filles... Impossible de partager le même espace !», nous confie-t-elle. «Premier commandement : culpabilités et obsessions autour d'un Islam en persécution» Et puis il y eut cet autre argument hallucinant : «A quoi servent les études quand on ignore tout de son dieu et de sa religion... Mon projet Inchallah est d'apprendre le Coran et le Hadith, quitte à y consacrer ma vie...» Les parents d'Ahlem n'avaient rien vu venir, jusqu'à cet été 2011 que la jeune fille passa à fréquenter la nouvelle école coranique de la cité. Mais c'est longtemps après que sa mère découvrit, effarée, un kit niqab d'origine suspecte, soigneusement dissimulé. D'où vient le niqab? La question n'a même pas été posée. L'entourage a mal à accéder à la jeune fille charmante et brillante qu'elle était. «Elle s'est enfermée dans le silence et la déprime. Elle est devenue triste et renfrognée...», dit la mère. Ahlem a un tout autre point de vue. Ce sont les autres qui n'entrent pas dans son monde et quant à son blues, il semble venir d'un désarroi et d'une grande culpabilité : «L'islam est persécuté, en déperdition et en proie aux hérétiques de toutes parts... Si on n'est pas vigilant aujourd'hui, demain on n'en entendra plus parler. Regardez comme les musulmans sont méprisés et humiliés même après la révolution, même à l'intérieur de leur famille et leur pays... sans parler des violences, des tortures et des prisons dont ils étaient victimes sous Ben Ali!», martèle Ahlem au retour d'une leçon apprise et plusieurs fois répétée. Ce sentiment de persécution et cette angoisse ne viennent pas de nulle part. Elles sont au cœur des toutes premières leçons. Comme le reste de sa communauté fraîchement recrutée, Ahlem ne sait encore rien du salafisme ni du wahhabisme. Mais partage avec eux la même obsession : «Si nous ne sommes pas à la hauteur, nous serons exclus, emprisonnés et torturés... Et ce n'est pas l'islam light qui combattra l'hérésie...» Avant l'Occident hérétique, les laïcs locaux et leur projet de démocratie, le premier front des salafistes en herbe est «l'islam light des parents et des médias» ! «Islam light !» L'expression est lâchée. Elle revient de plus en plus souvent sur la bouche des jeunes «émirs» autoproclamés dans les universités, des précepteurs des écoles et des petits leaders de quartiers. Elle vient même d'être prononcée sur antenne par un salafiste invité à un plateau télé : «L'islam light doit disparaître de lui même», a-t-il décrété. Vérification faite, l'expression est un euphémisme d'hérésie et une accusation d'impiété qui désigne toute la construction de la foi intime et de l'islam traditionnel tunisien. Tout ce qui n'est pas dans l'ostentation et ne s'inscrit pas dans un projet totalitaire de civilisation où l'islam devient way of life régulant tous les aspects de la vie... Way of life... Mais d'où viennent donc ces concepts anglais chez de jeunes Tunisiens majoritairement illettrés ? «Entre le prédicateur et le jihadiste, la frontière est vite franchie!» Autre vérification faite, le précepteur de Ahlam et de la communauté des voisins se vante à ses heures d'être un fidèle disciple du Cheikh Al Idrissi... Ahlam vient d'être suivie par sa sœur cadette, bachelière de son état. Toute de noir vêtue, la sœurette se donne un sursis : garder pour cette année du Bac, un visage découvert... «Cheikh Al Khatib Al Boukhari Al Idrissi est la plus grande et la plus redoutable référence du salafisme jihadiste tunisien. Il a vécu en Arabie saoudite et il prône, depuis 2005 le jihad en Tunisie en direction d'un nombre invraisemblable de disciples. Il n'a été arrêté qu'une fois et vite libéré. Son idéologie puise dans le discours d'Al Qaida», nous renseigne un ancien spécialiste du dossier du salafisme au ministère de l'Intérieur. Il remonte le temps. Entre1992 et 1993 sont apparus les précurseurs du courant et Ben Ali les a laissé faire en ce qu'ils ne devaient pas menacer son régime et sa sécurité. Mais depuis l'affaire de Slimane, la vigilance sera de vigueur. «Ils étaient tous fichés et les interrogatoires tentaient de les distinguer : anciens ou novices ? Qui sont leurs maîtres à penser ? Font-ils partie d'un plan ? Ont-ils des armes ?... Mais, croyez-en mon expérience, entre le prédicateur et le jihadiste, la frontière est vite franchie. Le même jeune mystique et inoffensif partira s'entraîner et combattre en Irak... Il aura croisé un prédicateur d'une autre pointure». Dans les sables mouvants du salafisme, il y aussi ceux qui rentrent d'un entraînement d'Afghanistan, ceux qui obtiennent des bourses d'études wahhabites en Arabie saoudite, ceux qui s'entraînent à la frontière avec l'Algérie, ceux qui nagent à contre-courant dans l'oued de Sidi Hassine pour pouvoir passer de Syrie en Irak, ceux qui s'arment auprès des tribus touaregs du Sahara, ceux qui allaient détruire les bases américaines de Tunisie, ceux qui ont failli faire exploser deux casernes de la sécurité... Il y a ceux qui sont morts au combat, ceux qui ont été exécutés, ceux qui végètent encore à Guantanamo, ceux qui ont péri ou ont été embrigadés dans les prisons de Ben Ali... Combien étaient-ils au 14 janvier ? Entre 12 et 13 mille recensés sur le territoire tunisien et quelque trois cents à l'étranger, estime l'ancien responsable... Un chiffre à multiplier par dix aujourd'hui... 500 mosquées sous contrôle, des écoles sous influence, des associations généreuses et un marché florissant... Aujourd'hui, le nombre des salafistes est impossible à cerner. Il se multiplie et se laisse dépasser par la diversité de leurs profils et l'étendue inestimable de leurs conquêtes. En haut de l'échelle, le ministère des Affaires religieuses recense 500 mosquées sous contrôle salafiste, quelques jours seulement après en avoir compté 400. Elles constituent désormais des lieux de prière, d'endoctrinement, de planification et de retranchement en cas de poursuite policière. Il n'est pas rare d'y assister à la conversion d'un jeune Américain... Gravitant autour des mosquées et dans la profondeur des quartiers, de nouveaux établissements s'ajoutent aux écoles coraniques de l'ancien régime. Ils ne ressemblent en rien aux kouttab d'autrefois. Il s'y relaie des précepteurs inconnus, étrangers parfois et il s'y réunit des adultes et enfants autour de prêches contradictoires et d'improbables pédagogies. Sur un autre terrain, il y a l'émergence de toutes ces nouvelles associations. Autorisées ou pas, recensées ou pas, le ministère de l'Intérieur n'a pas répondu à nos questions. On en cite au passage «Dar Al Hadith», «Al Mustapha», «Al Ithar wa daâoua», «La promotion du bien et l'interdiction du vice» (lire interview de Olfa Belhassine). Le penseur Slaheddine Jourchi qui vient d'affirmer, sur la chaîne Nessma, détenir «des preuves sur l'existence de financements étrangers du courant salafiste dont l'objectif est de rééditer le scénario égyptien et de faire avorter le projet moderniste en Tunisie» n'ira pas plus loin. Il nous explique en profondeur le propre du salafisme. «C'est un courant solidaire supranational qui se consolide au-delà des frontières et prête main forte à ses pairs à chaque fois qu'un Etat s'affaiblit et que sa sécurité baisse...» A cela s'ajoutent les marchés spontanés et toutes ces dynamiques commerciales qui prospèrent depuis peu autour de nos mosquées. «Le courant salafiste bénéficie partout et de tout temps d'une richesse financière. C'est un phénomène complexe qui recoupe outre la religion, des dimensions économique, sociale, culturelle et politique. Il se constitue comme le noyau d'une nouvelle société, à travers un discours totalitaire et hégémonique. Il investit les mosquées, l'espace public, les rues, les souks, il infiltre l'espace social et familial et jusqu'à l'institution du mariage. Maintenant, les salafistes instituent massivement le mariage coutumier dans les universités, les quartiers pauvres et les milieux des petits métiers...» La solution ? «Ce n'est sûrement pas le pari d'Ennahdha de contenir et de récupérer le mouvement salafiste, pense Jourchi ; on assiste à une récupération ambiguë. L'autre erreur est de vouloir le traiter par la force. Il convient de lui opposer plutôt l'arme intellectuelle, de l'affronter avec le discours critique et la pédagogie. C'est notamment le rôle des élites et des autres acteurs du champ démocratique... L'idée de ramener le courant à la table du jeu démocratique et à la discipline de parti politique n'est pas non plus exclue...». A-t-on encore besoin de mesurer le niveau de pénétration de l'idéologie salafiste et de ses dérives jihadistes pour l'admettre ? * Le salafisme est la définition de l'islam authentique selon la compréhension des premiers musulmans.