Par Yassine ESSID Un ministre, peu importe de quel ministère il peut bien être à la tête, a proclamé triomphalement, en parlant du bilan de la toute brève et déjà bien compromise expérience gouvernementale des islamistes, que le pays n'a jamais connu un meilleur et plus fort gouvernement de toute son histoire politique, sans toutefois préciser à quels signes on peut reconnaître que la Tunisie est véritablement gratifiée aujourd'hui d'une telle intendance. L'emploi du superlatif absolu, ne laissant aucune chance au débat, ne nous dispensera pas d'examiner les raisons qui permettent d'affirmer que tel ou tel gouvernement est bien le meilleur. Mais d'abord que faut-il entendre par meilleur ? Faut-il y voir ce qui est idéalement meilleur, ou bien ce qui est meilleur pour certaines personnes et en certaines circonstances, ou enfin ce qui est meilleur pour la plupart des gens la plupart du temps ? Par ailleurs, ces critères d'excellence sont-ils d'ordre politique comme la liberté démocratique, ou économique comme la production des richesses et le développement, ou social tel que la solidarité nationale et l'amélioration des conditions de vie? Rappelons tout d'abord que le fait qu'un gouvernement soit l'émanation de la volonté populaire et démocratiquement élu, ne préjuge en rien de son caractère bon ou mauvais. La démocratie représentative offre, tout au plus, des mécanismes par lesquels les citoyens peuvent empêcher la puissance politique d'être trop forte, protéger leurs droits et leur liberté comme elle leur permet, au travers des élections, de choisir d'autres représentants le moment venu. Quant à l'efficacité économique et la promotion sociale, elles demeurent tributaires de l'aptitude du gouvernement à diriger, organiser et administrer le pays. Sans aller jusqu'à une analyse de la fonction directive en termes de finalité humaine, voyons quelles sont les qualités requises d'un bon gouvernement. C'est celui où les membres de l'équipe dirigeante disposent, sans exception, d'un savoir-faire dans l'administration de l'Etat, parce que gouverner est un art, réglementé à la manière d'un métier pour lequel il existe des principes et des méthodes. L'image idéale du gouvernement s'ordonne ainsi autour d'une idée maîtresse, que celui qui est à la barre et garant de l'intérêt général, soit en parfaite possession des aptitudes nécessaires à diriger le pays, qu'il incarne le consensus sur les valeurs sociales et civiques, qu'il soit le seul à prendre les décisions qui engagent la nation, qu'il possède enfin la vertu cardinale d'orienter son action vers un but clairement défini. Qu'attendent les gens des dirigeants du gouvernement et de l'Etat qu'ouvertement ils reconnaissent pour légitimes ? La liberté d'entreprendre, la sécurité des personnes et des biens, le respect de leurs droits, une certaine forme d'assistance, la vie même n'étant possible que grâce à cette rigoureuse organisation. Voyons maintenant les choses du côté des données empiriques. Que constatons-nous ? Jamais les Tunisiens n'ont été aussi inquiets quant à l'avenir. Aux difficultés économiques s'ajoute le sentiment que le gouvernement ne maîtrise plus grand-chose à part l'invective. Mais d'abord de quel gouvernement parle-t-on ? Celui de Carthage, de la Kasbah, ou de celui qui régente de loin le pays à travers ses synthèses régulières de conjoncture politiques, tantôt consensuelles, tantôt provocatrices ? Alors que sur le plan intérieur le pays fait face à la plus grave crise de son histoire avec des perspectives de croissance quasi nulles, un chômage qui explose et des secteurs vitaux de l'économie lourdement sinistrés, sa politique étrangère s'est placée sous le signe de l'improvisation. Dangereusement aventureuse, pilotée par on ne sait quelle officine, elle a réalisé le tour de force de proposer, dans la même semaine, l'asile politique au président syrien à Moscou, avant de se faire rabrouer vertement par les autorités russes. Dans le domaine social la situation est tout aussi chaotique à tel point que le patronat a choisi de se concerter directement avec la centrale syndicale, passant ainsi par-dessus la tête du gouvernement dont le rôle est devenu superfétatoire. Les réformes économiques sont toujours à l'arrêt, la désobéissance civile s'accentue et l'Etat au lieu d'agir, de trancher, tergiverse sur l'application de la loi, évite les sujets qui fâchent, se dérobe dans l'application de la légalité, sans qu'on sache si cela cache du pragmatisme ou du laxisme. Les criminels, quant à eux, s'en tirent à bon compte alors que les journalistes sont envoyés en prison. Un signal fort à l'adresse d'une presse jugée hostile et ses prises de positions estimées préjudiciables à l'intérêt national. Dans ce climat de défiance généralisée, on déclare les journalistes malveillants, les syndicalistes aigris, le patronat fourbe, les intellectuels des traîtres à la solde de l'ennemi, les fonctionnaires des saboteurs, les universitaires des «fanatiques politiques», les avocats véreux et les juges corrompus. En somme, toutes les composantes de la société se seraient liguées contre le gouvernement, déterminées à faire échouer son programme politique et économique, à compromettre ses initiatives et anéantir ses efforts. C'est que les mécanismes de la répression exigent toujours la désignation permanente d'adversaires à supprimer. La machine autoritaire se nourrit de l'incessante diabolisation des ennemis désignés et emploie habilement toutes les idéologies mobilisatrices du «sens»: populisme, anti-impérialisme, anti-occidentalisme, nationalisme et remise en cause de l'ordre moral maintenant institutionnalisé et intimement lié à l'ordre politique, économique et social. On se presse alors de modifier l'article I de la Constitution, d'islamiser l'économie et d'élargir la gamme des interdits moraux imposés à la société. Plus aucun secteur n'échappera plus à la mainmise du pouvoir. Pour le moment, c'est la presse, pas assez complaisante, qui est prise dans son collimateur car une presse aux ordres, contrôlée et muselée donnera au régime une plus grande facilité pour développer son hégémonie intérieure, permet tous les camouflages et la dissimulation de la vérité sociale. Une presse libre demeure pour le moment le seul rempart pour la défense des libertés, un rempart bien fragile et solitaire au milieu des autres pouvoirs en voie de récupération. Aussi, devant un bilan gouvernemental aussi dérisoire, la vantardise à propos du meilleur gouvernement, déclarée d'un ton péremptoire comme une vérité d'évidence, ne serait, encore une fois, qu'un stratagème de communication destiné à détourner l'attention des véritables problèmes.