Par Moncef HORCHANI Les trois partis de la coalition détiennent 138 sièges sur un total de 217, ce qui leur donne largement la majorité simple au sein de l'Assemblée nationale constituante, étant même à deux doigts de la majorité des 2/3. Ils ont, très vite, exploité cette situation confortable pour se préparer à la gestion du pays, sans attendre le démarrage des travaux de l'Assemblée. Après des semaines de tractations intensives qui se sont déroulées dans un black-out total pour pouvoir opérer à l'abri des regards indiscrets (médias, société civile, opposition…), ils sont parvenus à s'entendre sur tous les aspects de la gouvernance du pays. D'abord, le partage du pouvoir au sommet de l'Etat. A ce niveau, le parti Ennahdha s'est accaparé le Premier ministère, poste le plus chargé de pouvoir, laissant ses deux partenaires de la coalition se disputer la présidence de la République et celle de l'Assemblée, postes plus honorifiques que dotés de pouvoirs importants. Puis les trois partis se sont mis d'accord sur la répartition des postes ministériels et la définition des orientations du gouvernement en matière politique, économique et sociale. Bref, tout ce qui a trait à l'exercice du pouvoir a été planifié, décidé, hors de l'enceinte de l'Assemblée par les trois partis, et par eux seuls, dans ce qu'ils ont appelé «la feuille de route» du gouvernement. Il était même question de tenir, selon les déclarations de certains de leurs membres, une conférence de presse conjointe pour annoncer aux médias, au public et… au reste des députés le résultat de leurs consultations. S'ils se sont ressaisis finalement, c'est probablement parce qu'ils ont pris conscience qu'une telle bévue était de nature à marginaliser excessivement l'Assemblée et pouvait, dès lors, alimenter bien des critiques. Mais dans les faits, tout s'est déroulé, lors de la tenue de l'Assemblée, comme prévu : l'élection de leur candidat (Ettakatol) à la présidence de l'instance avec essentiellement les voix des trois partis alliés; l'élection, selon le principe «donnant, donnant», du 1er vice-président (Ennahdha) et du 2e vice-président (Congrès pour la République) avec à peu près le même nombre de voix; la formation de deux commissions où les représentants de la majorité sont dominants. Nul doute que nous assisterons tout au long du fonctionnement de l'Assemblée au même scénario, c'est-à-dire la validation, par cette instance, de tout ce qui a été préalablement décidé, tant le déséquilibre entre les forces en présence (majorité/opposition) est flagrant. Ceci nous amène à nous demander si l'opposition, telle qu'elle apparaît actuellement, est capable de résister à la politique du fait accompli et de participer avec efficience aux prises de décision. Nous en doutons. Nous assisterons, c'est certain, à des débats houleux à propos de tel ou tel projet de loi, ou d'autres points inscrits à l'ordre du jour, dont la rédaction de la Constitution, mais, au final, tous les textes «discutés» sortiront indemnes de l'épreuve du vote. Le secrétaire général du parti Ennahdha n'a-t-il pas déclaré à la TAP, en marge des travaux de l'Assemblée, qu'«être majoritaire ne veut pas dire contenter la minorité et céder sur certains points». Le ton est déjà donné, sans ménagement, même si, paradoxalement, M. Jebali assure que le rôle de l'opposition sera «garanti». On a du mal à donner un sens au terme «garanti» dans le contexte de la déclaration. Nul doute que l'opposition aurait été plus forte au sein de l'Assemblée et pourrait jouer un rôle de garde-fou en influant véritablement sur les prises de décision si le parti Ettakatol avait rejoint ses rangs, mais M. Ben Jaâfar a choisi son camp et on ne peut que respecter ce choix. Les voix de sa propre formation associées à celles de ses alliés ont fait de lui, avec 68% des suffrages exprimés, un «heureux-malheureux» gagnant lors de l'élection du président de la Constituante. Heureux dans la mesure où il est arrivé à ses fins, c'est-à-dire être investi d'un pouvoir important, même s'il aspirait à mieux. Malheureux pour avoir tourné le dos à des alliés naturels car porteurs des mêmes valeurs que les siennes. Le mérite de la perdante, Mme Maya Jeribi, est d'avoir voulu marquer solennellement, lors de la séance inaugurale de l'Assemblée, la présence de l'opposition dans une élection qu'elle savait pertinemment perdue d'avance. Malgré sa défaite, elle est sortie grandie de l'épreuve car, plutôt que de s'être alignée à une majorité qui pourrait ne pas épouser totalement les valeurs de liberté et de démocratie qu'elle défend, elle a osé crier haut et fort son appartenance à une opposition vigilante et constructive. Cette attitude s'inscrit pleinement dans toute démocratie parlementaire qui suppose que tout débat fructueux met en scène des intervenants dont les points de vue sont tantôt convergents, tantôt divergents. On ne sait trop pourquoi l'emploi du terme «opposition» semble gêner M. Ben Jaâfar, comme il l'a laissé entendre sur un plateau de télévision. Il aurait été plus sage qu'il se félicite de l'existence à l'Assemblée d'un contre-pouvoir à même d'enrichir les débats, de réguler les prises de décision et de s'opposer au fait accompli. Des jours difficiles attendent les députés appartenant à l'opposition. Que de déceptions ils vivront quand ils verront que leurs propositions restent sans suite, que les projets de loi présentés par l'exécutif sont retenus tels quels, ou presque, à la faveur de la majorité simple ou même des 2/3. Qu'importe! Qu'ils persistent, quand c'est nécessaire, à formuler leurs critiques, à proposer des amendements, à manifester leur opposition à propos des lois que la majorité tenterait de faire passer en l'état coûte que coûte. Ainsi, ils auraient accompli leur devoir avec le sentiment d'avoir agi en leur âme et conscience, et par respect pour les électeurs qui leur ont donné leurs voix.