Par Soufiane BEN FARHAT La manifestation grandiose qui a eu lieu hier à Tunis recèle un message clair et fort. Les Tunisiens, toutes classes sociales et tranches d'âge confondues, sont profondément attachés à la préservation du caractère civil de l'Etat tunisien. Ils étaient des dizaines de milliers à investir l'hyper-centre de la capitale. Le drapeau national et les symboles forts de l'identité nationale étaient au rendez-vous. Relayés également par des slogans insistant sur les impératifs démocratiques et modernistes. Encore une fois, le Tunisien s'élève à l'intelligence du moment historique. Il monte au créneau. Et fait montre d'une citoyenneté agissante, ostentatoirement brandie, déclamée, réitérée. L'action égale la réaction. A la mesure des dangers qui, depuis quelque temps, guettent la cité. Les Tunisiens refusent, ce faisant, les termes de la fausse alternative dans laquelle on voudrait les confiner. Ils passent outre le manichéisme idéologique et la phraséologie des combats de chapelles irréconciliables. Tunisiens, arabes, musulmans, certes. Mais également ouverts et tolérants, cultivant un sens aigu de l'altérité, du respect de l'Autre. La Tunisie n'est pas une, elle est multiple. Toute identité unilatérale est forcément tronquée, infirme et douteuse. Les peuples comme les nations ne transcendent pas l'histoire. Ils en sont le produit. Et portent dès lors immanquablement le sceau de l'alliage, du mélange et de la fusion. C'est dire qu'ils s'investissent d'emblée contre le cloisonnement, les irrémédiables clivages, les divisions à perpétuelle demeure. Les peuples et les nations s'offrent au partage convivial. La citoyenneté en est le meilleur attribut. Parce qu'elle ne saurait être que conviviale et partagée. Elle est par essence relationnelle, communicative. Elle récuse l'autarcie et le solipsisme. La Révolution tunisienne a été porteuse de valeurs. Le monde entier a salué son enracinement dans le socle de la liberté et de la dignité. Elle ne pourrait subir les affres des fleuves détournés, à moins d'être dénaturée, violée, confisquée. Aujourd'hui, des Tunisiens s'embarrassent mal d'autres Tunisiens. Les élections de l'Assemblée constituante du 23 octobre 2011 ont démontré un fait indéniable : la vie politique tunisienne est agencée autour de deux pôles, l'un conservateur et traditionnaliste, l'autre moderniste et progressiste. Pour maints analystes, ces deux pôles sont condamnés à vivre ensemble. C'est un héritage, une donne anthropologique fondamentale, une espèce de fatalité de l'histoire et de la géographie. D'ailleurs la Troïka au pouvoir à l'issue de ces élections regroupe bien le parti conservateur Ennahdha, à référentiel religieux, avec le CPR et Ettakatol, deux formations du centre gauche à référentiel social-démocrate. L'ennui, c'est que les bases des partis ne l'entendent pas de cette oreille. Il y a des débordements de part et d'autre, des flambées de colère, des coups de gueule et des exacerbations des différends qui tournent au conflit. Bien évidemment, la logique d'annihilation de l'autre préside à cet état de fait. C'est d'ailleurs proportionnellement contradictoire au niveau intellectuel des protagonistes. Plus les conflits se cristallisent, plus l'on se retrouve dans les pulsions de la foule. Les événements des dernières semaines (atteinte au drapeau national puis profanation du Saint Coran notamment) ont mis à jour l'étendue du marasme. Il appartient aux différents acteurs sociaux de canaliser les pulsions, les restreindre au maximum, en vue de les éradiquer. C'est la responsabilité de tous, sans exception. Il faut bien le réitérer sans répit : il n'y a guère deux Tunisie, mais bien plutôt un seul vaisseau. Pour tous, en partage et sans exception. Et à ceux des adultes qui jouent volontiers avec le feu, nous serions tentés de dire : attention, les enfants regardent.