Par Khaled EL MANOUBI Dans un précédent article (La Presse du 14 mars 2012), nous avons proposé une double hypothèse de travail pour les historiens et les constitutionnalistes : 1) la connivence franco-bourguibienne remonterait à 1934 et donne un éclairage cinglant sur la scission du Néo-Destour; 2) l'Indépendance du 20 mars n'a été que l'acte principal du processus mené par la France par lequel cette dernière détrône une dynastie intéressante en termes de monarchie constitutionnelle — la meilleure des démocraties — au profit d'un individu avide de pouvoir absolu et sans doute minoritaire au sein du peuple. En comparaison, le sultan du Maroc Mohamed-V a été exilé pour mieux être adoubé — les Etats-Unis y étaient pour quelque chose — sans qu'on l'envenime par une quelconque Constituante. Bourguiba et la France étaient par ailleurs si sûrs de leur affaire que le premier a désigné son successeur durant la guerre au plus tard : il n'y a ni peuple, ni Constitution — celle-là même dont se réclame le «Destour» — qui tienne. Cette désignation de l'héritier de la chefferie pourrait bien remonter à 1938, année qui a vu l'avocat Nouira — l'héritier — mener en janvier un coup de force contre la centrale syndicale Cgtt de Belgacem Guenaoui. Plus tard, lorsque Bourguiba crut avoir discrédité le socialisme de l'Ugtt, Nouira a été nommé Premier ministre. En fait, il a été un véritable dauphin : il a été le seul Premier ministre à jouir d'une délégation présidentielle lui conférant le pouvoir de signer les décrets au nom du président à vie. Cette présidence à vie a été malheureusement davantage effective que celle, fantasmagorique et éphémère, de la République arabe islamique : celle-ci a été immédiatement condamnée par le dauphin depuis son déplacement à l'étranger. Et lorsque le dauphin a été victime de sa maladie invalidante, Bourguiba fit retarder l'avion médical devant transporter le malade à Paris, le temps pour lui d'accourir du Djérid afin de constater par lui-même la perte ou la non-perte politique du dauphin. Bourguiba n'est plus alors qu'un orphelin à l'image d'un père qui enterre — politiquement — son fils. Mais il sait une chose : ce ne sera pas lui désormais qui désignera son successeur. Non pas que le peuple soit de la partie — il n'a jamais vraiment compté à cet égard — mais parce que Bourguiba n'a plus un fidèle — monastirien au surplus — adopté par la France. Mzali, comme les arabisants formés à la Sorbonne mais obnubilés par le pouvoir, ne vit au final qu'à la belle époque de la langue arabe — le moyen âge — tout en se croyant en pointe de la modernité parce que sorbonnard ! Et la France le sait. Sfar servira alors à Bourguiba à mieux rehausser — par contraste — Ben Ali, ce bac moins trois — mais sahélien du Nord — que les Tunisiens subiront 23 ans durant. Notons à ce propos que Bourguiba désigne le pourtant makhzen Mohamed Salah Mzali par celui qui a obtenu le «grand diplôme» — le doctorat en droit — que le chef n'a pas obtenu lui-même; ce même chef a fini par railler son serviteur dévoué Ben Salah au moment de la disgrâce de ce dernier pour «n'avoir pas terminé ses études» de licence (d'arabe). Le crépuscule de Bourguiba a vu le recul de la puissance de la France en rapport avec l'accroissement de l'influence américaine. L'Amérique a alors décidé que ce sera son vieil agent Ben Ali qui succédera à Bourguiba. Celle-ci en a été informé et n'a pu qu'obtempérer avec pour unique garantie celle de la préservation de son intégrité physique. C'est que le «libérateur» de la Tunisie et de la femme a simplement «oublié» de se libérer lui-même : il passera presque quatorze ans en assignation stricte de résidence sans accusation et donc sans procès. Toujours est-il qu'il comprend parfaitement qu'il ne peut obtenir davantage mais à une condition: qu'il adoube lui-même le nouveau dévolutaire. On a parlé d'un coup d'Etat médical. Mais y a-t-il d'abord un Etat digne de ce nom ? Non. Car abstraction faite de l'avis médical, il aurait fallu disposer d'un pouvoir judiciaire indépendant et capable d'initiative, ce qui est loin d'être le cas ! Le fait même que la désignation du chef et du successeur échappe complètement au peuple rend la Constitution sans objet. Naturellement, la prise du pouvoir — même «voulue» par Bourguiba — est toujours une opération risquée, ne serait-ce que parce qu'elle exige le ralliement de l'armée et des forces de sécurité. Un grain de sable peut toujours bloquer la machine ou la rendre meurtrière et donc politiquement compromise. Aussi l'Italie a-t-elle dépêché à l'aéroport le moyen de faire évacuer les «putchistes» et leurs proches en cas d'échec. Ben Ali a donc déjà une idée sur ce à quoi peut servir un avion : prendre la poudre d'escampette. Alors, de grâce, ne nous parlez pas de première Constitution ou de première République ! Bien qu'on puisse toujours nous rétorquer que nous n'avons pas encore le recul suffisant, le peuple est désormais enfin de la partie : il a forcé des hommes de ce passé peu glorieux à faire des élections heureusement salutaires et il a ensuite élu des pouvoirs authentiquement représentatifs. Le peuple, enfin, et, enfin, un Etat.