Parmi les révélations faites, avant-hier par le président de l'Assemblée constituante, on relève celle qui concerne le maintien de l'article 1er dans sa forme actuelle. Ce qui est de nature à désamorcer des questions redoutables sur la place que pourrait prendre la religion dans la définition de l'identité du pays et sur celle de la charia dans notre Constitution. Mais la question de la charia pourrait néanmoins ressurgir dans un autre article, qui concerne les sources de la législation... En fait, et y compris dans les rangs du parti d'Ennahdha, tout le monde ne tient pas absolument à ce que le mot «charia» figure dans le texte. Beaucoup se contenteraient tout à fait de la notion de «principes islamiques»: ce qui met d'emblée l'accent sur la dimension universelle de cette source de légilsation. La commission qui planche au sein de l'Assemblée constituante sur le préambule, à vrai dire, n'a pas encore commencé à s'attaquer au travail de formulation de l'article qui concerne les références de la législation... C'est ce que rappelle M. Ahmed Mechergui, membre de cette commission, qui dénonce un phénomène d'anticipation de la part des médias : «Pour l'instant, nous avons surtout écouté certaines personnes, des juristes ou des figures qui ont joué un rôle dans l'élaboration de la Constitution de 1959...» Mais il ajoute que, pour l'instant, «personne ne s'est opposé au caractère civil de l'Etat». Sous-entendu : certaines craintes ont peut-être quelque chose d'exagéré... Est-ce l'avis de tout le monde ? Pas tout à fait. Pour M. Sadok Belaïd, qui figure justement parmi les personnes auditionnées au sein de la Constituante, dire, comme l'a fait M. Ben Jaafar dans sa déclaration à des journalistes étrangers, que l'article 1er ne sera pas modifié laisse entendre que nous sommes à l'abri des problèmes, or que ce n'est pas exact. Car, fait-il valoir, l'expression de l'islamité de l'Etat peut migrer, pour ainsi dire, dans un autre article. Et il s'agit ici de l'article qui concerne les sources de la législation. La question est de savoir en quel sens et dans quelles limites la charia sera source de législation... Rappelons que l'article 1er de l'ancienne Constitution a été rédigé dès la première séance de l'Assemblée constituante de l'époque. Le contexte était bien différent et sa formulation nous la devons à Mohamed Ben Salah, alors secrétaire général de l'Ugtt qui, de façon spontanée, l'avait proposée comme un compromis entre bourguibistes et yousséfistes, en lutte autour de la question de l'autonomie... Disons que l'hypothèse selon laquelle il aurait la paternité de cet article est retenue. Elle est défendue par l'intéressé lui-même qui ne cache pas sa satisfaction d'apprendre que les commissions dans leur ensemble expriment leur accord dans le sens de son maintien... Aujourd'hui, toutefois, la question de l'islamité de l'Etat a pris une autre dimension et constitue, pour beaucoup en tout cas, une menace au caractère civil de l'Etat. Pour M. Sadok Belaïd, si on adopte la notion de «principes islamiques» en lieu et place de celle de «charia», la question se pose de savoir quels principes précisément. Et selon quel degré de compatibilité avec le reste du corpus législatif relevant, lui, du droit positif national mais aussi des conventions internationales. Autre question : jusqu'où remonter dans la chaîne des juristes qui font autorité dans la tradition musulmane et où s'arrêter ? Puis s'agira-il des savants d'El Azhar, de la Zitouna, d'autres centres religieux? Quelle instance va autoriser tel à représenter le droit islamique à l'exclusion de tel autre ? Si cette instance existe, ne faut-il pas penser qu'elle sera une source concurrente de la volonté populaire, ou qu'elle se placera en position de supériorité... Le juriste enchaîne l'énoncé des difficultés : qui peut régler la contradiction éventuelle entre une règle relevant de la tradition islamique et une règle du droit positif : est-ce une cour constitutionnelle ou est-ce une instance religieuse de «fiqh» ? Et acceptera-t-on que des non «fuqaha» puissent trancher ? Le même problème se posera en ce qui concerne les conventions internationales, dont le droit est considéré comme supérieur aux lois nationales : acceptera-t-on qu'une loi extra-charaïque soit supérieure à une loi charaïque ? Va-t-on vers une impasse en admettant la référence au droit islamique dans le texte de la Constitution ? M. Belaïd parle ici d'un «compromis minimal» : que l'Assemblée «s'inspire des principes islamiques dans leur expression la plus universelle»... Pour lui, une «solution saine serait de s'en tenir à l'article 1er et de laisser les futurs législateurs se débrouiller... Il ne faut pas trancher maintenant... Evitez les grosses difficultés»... C'est en tout cas le sens des recommandations que le juriste a adressées aux membres de la commission en charge du préambule. Il y a fort à parier que la Constitution, même si elle n'ira pas tout à fait dans ce sens, étant donné la couleur de sa majorité, devra se livrer bientôt à un exercice d'habiles combinaisons, unique en son genre, où il s'agit de marier des références d'origine religieuse avec d'autres qui relèvent du droit universel, de faire se croiser l'éternel et le temporel, sans jamais remettre en cause la caractère civil de l'Etat... Un exercice d'équilibrisme ? Certes, mais un exercice nécessaire, si du moins on doit préserver à la parole du président de l'Assemblée constituante sa crédibilité, tout en protégeant les acquis de la modernité de ce pays.