Par Khaled TEBOURBI Houcine El Ifrit présentait mercredi dernier son tout récent album: «Taj El Moulouk». Un vrai «coup de com!». Hôtel cossu, artistes, journalistes, caméras de télévisions, salle de conférences, projection, audition, réception, et tout cela parrainé par un gros éditeur de la place : on n'a pas vu pareil depuis les fameuses «Nouba» et «El Hadhra». Le regain actuel du religieux explique-t-il une telle mobilisation? Oui, sans doute. Néanmoins, il faut se garder des conclusions faciles. Le chant soufi avait déjà une présence bien avant la révolution. C'était d'ailleurs un des paradoxes du régime de Ben Ali. Ce régime autorisait, encourageait même, les formes d'expression liturgique et mystique tout en réprimant les moindres velléités de l'Islam militant. Il pensait, ainsi, «désamorcer» une opinion qu'il savait hostile. Les «hadhras», qui proliféraient sur nos scènes pendant les années 90 et la première décennie 2000, lui servaient, en quelque sorte, de «cuirasse». Il croyait par ailleurs (avec quelque raison) que ces musiques et ces chants spirituels aidaient à «dompter» la vigilance des larges franges populaires. Un peu en «compensation» des injustices que celles-ci subissaient. Rectifications Il n'empêche : au plus fort de la dictature déchue le chant soufi avait le vent en poupe, les «hadhras» pullulaient, les «mounchidins» surgissaient de toutes parts, les psalmodieurs étaient légion. Unique différence, aujourd'hui : le «mouvement» s'est libéré, il prend position dans le paysage musical, il bénéficie de plus de protections, de moyens. Il n'est pas, non plus, juste de dire que des artistes comme Fawzi Ben Gamra, Houcine El Ifrit lui-même et d'autres qui viennent à la chanson religieuse, le font spécialement par opportunisme, pour se «ranger» (comme il se murmure ici et là) du côté du gouvernement nahdhaoui. On sait dans le milieu que la reconversion personnelle et artistique de Fawzi Ben Gamra et de Houcine El Ifrit remonte à près de six ans, disons simplement que le changement l'a confirmée. Ultime rectification, de taille celle-ci : le regain du religieux n'a pas totalement déteint sur le monde de la chanson. Loin s'en faut. La majorité de nos chanteurs, de nos auteurs et de nos compositeurs nourrit, en revanche, des craintes. La chanson vit de sa poésie sentimentale, de ses créations et de ses spectacles «grand public», de ses galas de noces et de ses joutes festivalières, l'avènement possible d'une société plus «restrictive», plus conservatrice, ne serait pas pour la rassurer sur son avenir professionnel, sur ses libertés de création et de production. La musique, la chanson en particulier, les arts et la culture en général ne reflètent pas forcément la configuration idéologique du pays. La Tunisie artistique ne va pas forcément de pair avec la Tunisie politique. Du moins pas encore. Il fallait le souligner. Art et savoir : pas moins Pour revenir à l'album de Houcine El Ifrit, ne biaisons pas : sur ce que l'on a entendu il n'y avait pas de quoi être impressionné. On ne veut pas entrer dans le détail, mais rappeler à des principes du chant soufi. Ce chant est un chant d'art et de savoir. C'est sûrement le chant qui domine tous les chants. Un chant d'art parce qu'il implique d'emblée, à la base, l'apport de voix douées, dotées. On est dans «l'inchad», c'est-à-dire dans l'interprétation vocale performante, celle qui a naturellement aptitude à séduire et à susciter une émotion («Al wajd», affirmait l'imam Ghazali, ce transport de l'âme que ne suggère que la beauté d'un timbre pur et porteur), celle, aussi, capable de restituer tous les registres, toutes les tonalités, celle qui sait traverser les intervalles, celle qui imprime souffle aux cadences (quaflât), celle, surtout, qui s'installe dans la justesse, qui ne manque jamais au diapason. Un chant de savoir parce que chanter une poésie mystique suppose une maîtrise absolue de la prononciation, un découpage parfait des syllabes, une intelligence constante des mots, une fusion de la mélodie et du texte. Ces qualités ne s'acquièrent qu'après un long apprentissage. On ne devient pas «mounchid» parce qu'on l'a décidé. On le devient quand on en a le talent, et quand on en a reçu l'enseignement. On a évoqué l'exemple de «Nouba» et «El Hadhra», à l'occasion de ces spectacles, oui, on avait fait appel aux meilleures voix et aux meilleurs interprètes de l'époque. Ce n'étaient pas des «Barraq», des Srih ou des H'mida Ajej (ceux-là ne se reproduiront peut-être jamais) mais c'étaient des chanteurs appliqués, qui s'essayèrent à perpétuer le legs des maîtres. Pas des «mounchidines» au sens plein du terme, mais dans le sillage d'une belle tradition d'école. On les a perdus de vue. On s'adonne, depuis, au chant soufi comme on s'adonne au chant de la variété. Souvent sans le minimal de voix, presque toujours en «méconnaissance de cause». La question, en fin de compte, n'est pas de se décréter «mounchid» ou de mobiliser une «promo», mais de justifier, effectivement, de cet art et de ce savoir. On n'a pas eu le sentiment que cela était le souci de grand monde, lors de la présentation de l'album «Taj el moulouk», mercredi.