Par Yassine ESSID Y aurait-il dans le pays une fracture telle qu'elle met en crise l'ensemble des systèmes de représentations politiques ? Si le rassemblement de Monastir a pris une telle ampleur, c'est non seulement parce que l'état du pays est alarmant, allant jusqu'à susciter des doutes quant à la capacité des partis de la coalition à le diriger, mais parce qu'aussi l'ensemble des autres partis, appelons-les modernistes, traversent une crise de représentativité qui ne date pas d'aujourd'hui. Elle s'était révélée au lendemain même de la chute du régime, lorsqu'ils s'étaient tous précipités en rangs dispersés vers le pouvoir à la recherche d'un peuple qui voterait pour eux, où ils sont apparus cruellement à côté de la plaque, à côté du pays réel, et s'étaient trouvés incapables de tenir les islamistes en échec. Plus réalistes, ils se rendent aujourd'hui compte que pour faire de la politique de manière active, il faut travailler à la réintégration de tous les déçus et les dégoûtés des politiques qui assurent vivre difficilement ce qui se passe actuellement et disent leur désespérance de voir le champ laissé libre aux islamistes de tout poil. L'outrage fait au drapeau national et la radicalisation du phénomène islamiste ont été décisifs pour faire prendre conscience de l'urgence d'un rassemblement unitaire des forces dites démocratiques. Un grand nombre d'associations, de mouvements et de partis politiques, des plus récents aux plus anciens, s'inscrivant tous dans une posture d'opposition à un gouvernement à légitimité faible, incapable de surcroît de faire face aux périls auxquels le pays est confronté, s'étaient donc donné rendez-vous dans la ville natale de Bourguiba. Tout cela a fait de cet événement, placé sous le signe de «l'appel de la patrie», un grand moment de mobilisation et d'enthousiasme populaire. Au-delà, il traduit toutefois et à plus d'un titre, l'immense désarroi, l'abattement collectif, la méfiance et le doute qui s'étaient emparés d'un grand nombre de Tunisiens qui croyaient en la liberté, mais qui avaient commencé à déchanter devant les dérives du débat démocratique, ne sachant plus quoi penser et que seules la décence et la peur de choquer détournent d'invoquer l'idée qu'ils étaient, bien que soumis et résignés, plus sereins à l'époque où leur avenir était décidé d'avance et sans eux. Ce rassemblement au sein duquel figurent en bonne place des personnalités du vieux PSD ainsi que des RCDistes rescapés ou repentis mais surtout inconsolables, pose toute la question des rapports qu'entretiennent les agents politiques avec la politique et le passé politique et renvoie à des revendications d'héritage, de production de mémoire et de construction d'une filiation. Sauf que dans cette courte histoire, le RCD de Ben Ali s'était débarrassé de toute généalogie particulière en croyant fonder une nouvelle descendance qui, comme on le sait, a rapidement sombré dans la délinquance. Face à de nouveaux concurrents et comme principale parade rhétorique aux islamistes, les destouriens, qui sont dotés d'un fort instinct de propriété, souffrant même d'une gêne atavique à admettre le principe du partage du pouvoir et de l'alternance, font appel, chaque fois que de besoin, à leur identité bourguibienne qui leur permet de s'intégrer dans une continuité historique et idéologique temporairement égarée dans l'intermède du 7 novembre, et de brandir une caution face aux accusations de conciliation que les RCDistes avaient opéré à l'endroit du parti Ennahdha pendant les élections. Pour exister, ce front démocratique devait donner une référence fondatrice à ce nouveau lien collectif bien au-delà de l'événement du 14 janvier 2011. Désemparés et désillusionnés, ses membres sont partis à la recherche d'un legs organisationnel et idéologique auquel ils adhèrent tous peu ou prou. Quoi de plus expressif que la figure du héros de l'indépendance, Bourguiba. Quoi de plus symbolique que la fidélité à l'œuvre de Bourguiba et ses acquis aujourd'hui menacés. Enfin, quoi de plus fédérateur que les principes mêmes du bourguibisme : comme l'unité nationale, la défense de l'identité arabo-musulmane, l'amour de la patrie, célébré par le drapeau national dans lequel était drapée Khaoula Rachidi, le sens de l'indépendance et de la souveraineté de la nation. Pour que ce front puisse s'unir, il fallait qu'autour d'un leader s'agglutine toute une conscience identitaire. D'où la manifestation de cette nécessaire filiation doctrinaire à travers les rares survivants du bourguibisme : acteurs historiques, compagnons des années de pouvoir, dépositaires de ce patrimoine bien transmis et vecteurs de cette mémoire qui n'est pas restitution du passé mais sélection, donc en partie oubli du passé en fonction du présent. Le discours du retour aux sources ne peut être endossé par tout le monde. Pour être évoqué, il doit être incarné. Il suppose une personnalité dotée des atouts constitutifs du bourguibisme populaire et militant. Béji Caïd Essebsi représente bien cette double dimension à laquelle s'ajoute la confiance dont il a joui auprès du peuple en tant que chef du gouvernement de transition démocratique. Le désarroi dans lequel se trouve le Tunisien est aujourd'hui à son comble par l'absence d'une alternative politique crédible à l'horizon et d'un leadership capable de faire pendant à l'hégémonie des partis au pouvoir. La résurgence de la référence au passé comme affirmation identitaire pour contrecarrer la poussée islamiste ne suffit pas pour engager le pays dans la voie de la réforme politique et de la relance économique. Et on voit mal comment on pourrait fonder une nouvelle ligne politique sur les décombres d'un parti qui a vécu toutes les compromissions. N'est-il pas cocasse, en fin de compte, que des apparatchiks d'hier se réclament sans vergogne d'un Bourguiba inspirateur de la démocratie ? Que destouriens et RCDistes confondus défilent en arborant le label bourguibiste tel un talisman qui les protégerait par la neutralisation de tout jugement, de tout reproche et de toute critique ? Rappelons-leur que de tels labels, comme d'ailleurs toutes les reliques, s'ils possèdent la capacité de protéger n'ont pas le pouvoir d'absoudre.