Par Khaled TEBOURBI On remonte donc à Bourguiba et au bourguibisme. C'est sûrement une affaire de politiciens. Les conservateurs au pouvoir dénoncent, rouvrent des dossiers, suggèrent des procès. La minorité opposante s'offusque et réagit, évoquant «le bâtisseur de la nation», «le constructeur de la Tunisie moderne», «le visionnaire éclairé». On ne prendra pas parti. On se souvient, nous, de la seule vérité que l'on a vécue. On a souvenir d'un régime bourguibien qui commandait seul, qui n'avait cure des droits et des libertés, qui rejetait toute idée de démocratie, mais aussi d'une époque bourguibienne où il faisait quand même bon vivre, où il n'y avait pas de récession, où il n'y avait pas encore de chômage, où il y avait des écoles et des lycées où l'on dispensait la meilleure instruction et des universités, peu nombreuses, où l'on forgeait des étudiants aux meilleurs savoirs. On a souvenir d'un pays où les arts et la culture s'exerçaient partout et à des hauts niveaux, où le théâtre populaire drainait des foules, la musique, le cinéma et la peinture rivalisaient de créations. On a souvenir d'une jeunesse qui, au plus fort de l'autoritarisme étatique, avait accès à toutes les lectures, à toutes les cultures qui s'imprégnait de marxisme, d'existentialisme, qui prenait part à tous les débats d'idées. On a surtout souvenir d'une Tunisie ouverte, tolérante où les mosquées côtoyaient pacifiquement les bistrots, où la religion n'appartenait qu'à la foi intime des individus et où les choses d'ici bas n'appartenaient qu'à la société. La synthèse miracle «La Tunisie, écrivait Jean Daniel en 1984, a toutes les richesses des pays maritimes, faits de brassages féconds, mais de temps à autre elle prend cette bâtardise pour un péché et elle vient chercher dans les lieux de la prière la quête de l'absolu purificateur». On en revoit les signes depuis la révolution, mais cette oscillation, annonciatrice de périls et de divisions, a toujours existé. Le miracle du bourguibisme dès après l'Indépendance fut de créer le modèle de synthèse susceptible de la prévenir et d'en enrayer les effets. C'est ce modèle de synthèse «entre les raffinements civilisés de l'art de vivre et les tentations mystiques d'une foi crispée» qui permet à Bourguiba de construire une Tunisie à la fois proche de son identité arabo-musulmane et résolument moderniste et laïque. C'est ce modèle-là qui implanta les écoles et les universités, généralisa l'enseignement, favorisa l'épanouissement des arts et de la culture et offrit au pays ses générations valeureuses de cadres, d'artistes et d'intellectuels. C'est malheureusement ce modèle qui est objet de confrontation idéologique et politique aujourd'hui et qui suscite autant d'incompréhension, d'amalgames et d'excès au sein de l'élite post-révolutionnaire et de larges franges de l'opinion. Il y eut le meilleur et le pire sous le bourguibisme. A la fois la dictature et la culture. A la fois la coercition et l'ouverture. Que n'efface-t-on simplement le pire et ne garde-t-on le meilleur? Cet acharnement à tout renier «en bloc», à repartir d'une «page blanche» équivaut à se priver d'un précieux legs historique. De même que cette propension à tout embellir d'un régime qui ne fut jamais sans reproches : ne serait-ce pas baliser la voie à d'autres impardonnables erreurs? On a dit que c'est une affaire de politiciens. C'est de sagesse et de consensus que la révolution démocratique tunisienne a le plus besoin en ce moment.