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L'Arabie Saoudite est en train de transformer le wahabisme en une sorte d'église de l'Islam
Entretien avec : Gilles Kepel, islamologue français
Publié dans La Presse de Tunisie le 11 - 04 - 2012

Vous êtes islamologue depuis trente ans, sociologue, politologue, diplômé d'arabe, considérez-vous que vous appartenez à la longue lignée des orientalistes ?
Le terme orientaliste est aujourd'hui très galvaudé puisque depuis Edward Saïd, les orientalistes sont des sortes d'auxiliaires universitaires de la colonisation. Pas du tout. Moi, je suis né après cette période. J'ai dirigé une cinquantaine de thèses dans ma vie et le seul critère, c'était constamment que mes étudiants connaissent la langue du pays dans lequel ils travaillaient, l'arabe, le turc ou le persan. Et en même temps et surtout, ils devaient être férus de sciences sociales, comme la sociologie, l'anthropologie, la politique... Ils devaient également savoir faire du travail de terrain. Et pour moi, c'est le tripode sacré: la langue, la théorie et le terrain. C'est fondamental pour les travaux et les étudiants que j'encadre. Et je crois que les recherches que je supervise se font dans un dialogue constant.
Moi, je ne suis pas un entomologiste qui observe des fourmis ou des insectes. Au moins, la moitié de mes étudiants sont originaires des pays arabes, y sont retournés et sont aujourd'hui des responsables universitaires... Je ne pense pas qu'il y ait un orientalisme occidental. Il y a des études sur le monde arabe qui peuvent se faire en France, en Tunisie ou ailleurs. C'est qu'il n'y a pas , en matière de recherche, de différences ontologiques entre un collègue ou un autre selon son pays d'origine. Bien sûr, chacun a sa culture particulière et ses apports propres. Pour nous, ce qui est important, c'est la recherche, la connaissance, le savoir et cela passe par l'échange et la confrontation.
Vous êtes un fin connaisseur de l'Islam et des musulmans intégristes. Etonnamment, l'Islam des lumières, l'Islam rationaliste ou la pensée soufie sont les parents pauvres de vos nombreux écrits. Est-ce un choix ?
Non, non je n'ai aucune antipathie particulière pour l'Islam des lumières mais vous savez que mon premier livre qui date de 1984 et qui ressort en ce moment, Le Prophète et pharaon, porte sur les mouvements islamiques en Egypte. A l'époque, beaucoup de gens m'ont fait cette critique en me demandant pourquoi je m'intéressais à ces fous .Selon eux, ils n'ont aucune importance et ils me disaient que c'était comme si on étudiait la France à travers les groupuscules d'extrême gauche de type Action directe.
Or trente ans après, les étudiants que j'encadrais à l'époque, Abdel Monem Abou Al Foutouh est aujourd'hui l'un des candidats les plus sérieux à l'élection présidentielle égyptienne, Issam Al Ariane que j'ai beaucoup cité et traduit est porte-parole des Frères musulmans et Tarek et Aboud Ezzommor sont aujourd'hui des députés au Parlement égyptien, après avoir été parmi les assassins d'Essadate dans les mouvements radicaux salafistes. Donc si vous voulez, ce phénomène a une importance politique. Je suis loin de méconnaître le rôle d'Al Azhar et du monde soufi qui lui est rattaché mais il me semble que cette institution a une certaine difficulté à traduire dans son langage les transformations sociales que, paradoxalement, des islamistes ont été plus habiles à articuler dans leur vocabulaire. Moi, je suis politologue, donc j'essaie de comprendre quels sont les mouvements sociaux qui arrivent à exprimer leurs voix au pouvoir. Que ce soit dans le bon ou le mauvais sens, je ne me prononce pas. C'est vrai qu'il y a des mouvements qui pourraient m'être plus sympathiques mais le problème pour moi n'est malheureusement pas là. Mon souci c'est d'exprimer la réalité des rapports sociaux plutôt que mes empathies ou mes sympathies.
Depuis les années 80 du siècle passé, vous défendez un principe simple pour expliquer l'extrémisme religieux .Vous ne cessez de dire en effet qu'à chaque fois que la République échoue dans l'intégration sociale et économique des populations émigrées , la menace du repli identitaire et de ses manifestations violentes guette.
Oui, en fait, c'est ce que j'ai constaté, notamment avec le travail que j'ai pu mener l'année dernière à Clichy-Montfermeil et qui a donné lieu au livre Banlieues de la République (l'Enquête) et puis à 93, l'autre essai sur l'Islam de France. C'est en effet bien là où les émeutes ont commencé en 2005 et où , dans les zones urbaines sensibles en France aujourd'hui, un jeune sur deux non scolarisé est au chômage.
Parmi eux, il y a bien sûr beaucoup de jeunes issus de l'immigration dont les parents sont venus pour reconstruire la France d'après-guerre qui y sont restés et qui ont fait des enfants sur place. Il est clair qu'on relève dans ces zones un très gros problème d'éducation et d'adéquation au marché du travail. Pour ces jeunes qui se sentent marginalisés, la référence est au religieux et notamment à l'Islam mais aussi à l'évangélisme par exemple chez beaucoup de noirs. C'est à mon sens une sorte de compensation qui donne un sentiment de dignité, qui est parfois illusoire d'ailleurs et c'est ce sentiment qui se manifeste aujourd'hui. Du reste, je ne pense pas que ce soit un problème insurmontable qui nous pose une vraie question. Car c'est avant tout un problème qui se pose en termes d'éducation et d'accès au marché de l'emploi.
L'affaire Mohamed Merah et ses conséquences dramatiques viennent-elles confirmer ou infirmer votre thèse ?
Merah, 23 ans, était justement issu d'une zone urbaine sensible et il était lui-même au chômage. Il est l'un des enfants de ce phénomène. J'ai écrit récemment que Merah était aussi le fruit des amours malheureuses entre la France et l'Algérie. Il est franco-algérien et le meurtre des enfants de l'école juive a eu lieu de manière atrocement symbolique le jour du 50e anniversaire des accords d'Evian (19 mars 1962). Accords qui, je le rappelle, n'ont jamais été mis en œuvre. Donc, Merah est le fruit de ce que j'appelle le djihadisme de troisième génération qui se réfère à un idéologue qui s'appelle Abou Mossab Essouri et qu'El Assad vient de libérer pour mettre un peu plus de confusion dans l'opposition syrienne.Celui-ci a utilisé 1.500 pages sur Internet sous l'intitulé de la résistance islamique globale. Il a inventé une nouvelle forme de djihadisme et qu'il appelle nidham (méthode ) et non tandhim (organisation ).
On n'envoie plus des ordres de Peshawar pour détruire des tours jumelles mais on favorise des gens qui vont faire du terrorisme dans leur environnement, pour tuer le plus de gens possible en ayant subi au préalable un lavage de cerveau, une formation au maniement des armes ou autres. Et ensuite, c'est par l'exemplarité de l'internet qu'on va faire des émules. L'affaire Merah vient au croisement du problème social et de la transformation et des évolutions dans la mouvance islamiste qui a vu la montée, comme c'est le cas en Tunisie, d'un salafisme des ruptures dont certaines tendances passent au djihadisme et à la violence armée et Merah est dans ce cas.
L'Islam est un thème qui est présent, ne serait-ce qu'en filigrane, dans la campagne présidentielle française ?
En fait, cela est le cas depuis la période préélectorale. Mais assez tôt dans la campagne, la question du halal était devenue un enjeu. Il y a aujourd'hui une sorte de surenchère à propos du halal ultra dans l'Islam de France qui est un phénomène très récent. Elle est mise en place par certains mouvements islamistes pour essayer de contrôler à la fois le marché et aussi contrôler politiquement la communauté en disant : nous sommes les plus halal et donc les meilleurs musulmans. N'oublions pas que les produits halal en France, c'est aussi un gros marché, estimé à 5 milliards d'euros . C'est clair que celui qui contrôle ce marché contrôle un trésor de guerre. Cette question précisément qui n'a pas été bien comprise ou délibérément mal comprise a été effectivement utilisée et manipulée par Mme Le Pen. D'abord d'une certaine manière pour occulter la question sociale en la traduisant en termes identitaires. La vraie question centrale de cette campagne électorale présidentielle, c'est bien la question de la fracture sociale et de la pauvreté en France, en particulier parmi les enfants d'immigrés et par tous, mais aussi au sein de la population française en général. Le vote va avoir lieu essentiellement en fonction de cette question. On le voit d'ailleurs maintenant parce qu'on a eu des sondages après l'affaire Merah, l'électorat français n'y est pas du tout sensible. Pour l'instant, ça ne bouge pas et les indications qu'on a eues, c'est que le deuxième tour serait largement remporté par Hollande à 54 contre 46 environ.
Vous avez joué un rôle actif au sein de la commission Stasi chargée de réfléchir et de faire des recommandations sur la laïcité en France. Quel bilan faites-vous aujourd'hui de ses résultats ?
Un bilan mitigé parce que d'un côté, je pense que nous avons bien fait en recommandant l'interdiction des signes religieux ostentatoires à l'école. J'ai pu le constater de visu dans les lycées à Clichy-Montfermeil , là où les filles qui pouvaient porter le voile l'enlevaient à l'entrée de l'école et le remettaient à la sortie. De la sorte, les proviseurs, au moins, n'ont plus à passer leur temps dans les tribunaux.
Ce qui a définitivement résolu le problème. Les jeunes, c'était plus leur problème, ce n'est plus un enjeu, c'était l'Uoif (Union des organisations islamiques de France) en fait qui voulait en faire un enjeu. Le problème des jeunes, c'est davantage le halal. Je crois qu'en revanche, le gouvernement de l'époque, de Jacques Chirac, ne nous a pas suivis quand nous avions proposé un certain nombre de mesures pour compenser la dimension répressive et, en particulier, on était favorable à ce qu'il n'y ait pas seulement des jours fériés chrétiens et que l'Aïd ou le Kippour puissent être aussi des jours fériés. On était aussi favorable à l'apprentissage de l'arabe d'une manière scientifique, mais pas uniquement pour la prédication. Cela est certes possible aujourd'hui dans les écoles comme en Seine Saint-Denis par exemple. Ce département est le plus arabe de France si j'ose dire et où il y a plus de musulmans qu'au Qatar ! Il y a plus de musulmans dans le département 93 qu'au Qatar, mais il y a moins de gaz et moins de pétrole, mais l'arabe est moins enseigné dans les écoles que le chinois par exemple.
Pourquoi ? Pour deux raisons: d'abord je pense que l'éducation nationale n'arrive pas à faire les efforts nécessaires et puis parce qu' un certain nombre d'associations islamiques interdisent aux familles que les enfants apprennent l'arabe à l'école parce qu'elles estiment que c'est la langue de Dieu et donc que les «Kouffar» (mécréants) et les «Gaouri» n'ont pas le droit d'enseigner .Et d'autre part , parce que les cours d'arabe sont payants dans les mosquées et que ça prive les familles d'une ressource financière.
On parle de plus en plus de la recrudescence de l'islamophobie en Europe et en France. Quelle est votre appréciation de cette question ?
Je suis très dubitatif sur le terme d'islamophobie. Je pense que c'est un terme qui a été inventé par les mouvements islamistes eux-mêmes, pour interdire toute critique envers leur position. Au fond, cela constitue pour eux un raccourci visant à assimiler l'islamophobie à une sorte d'antisémitisme. En France, discriminer quelqu'un pour sa religion constitue un délit, mais en revanche, on a le droit de critiquer les textes sacrés du christianisme, de l'islam, de l'athéisme, du judaïsme ou de la franc-maçonnerie. Le débat est libre sur ces questions.Par ailleurs, je crois que l'affaire Merah n'a pas été perçue par la population française comme étant une agression de la population musulmane contre la France. Pas du tout. Parce que qu'il faut bien voir que les premières victimes de Merah étaient des militaires français de confession musulmane. Ça a beaucoup frappé tout le monde. Ensuite, Merah a tué des juifs et on a eu une sorte d' union nationale très frappante lorsque les représentants de la communauté juive et du culte musulman étaient sur le perron de l'Elysée côte à côte. Ils ont parlé d'une seule voix , contrairement à l'espoir de certains de mettre la France à genoux en la divisant sur des bases religieuses. Je trouve que la société a très bien réagi en somme.
Après l'affaire Merah, certaines voix se sont élevées pour non pas se contenter de condamner les actions terroristes commises par des personnes de confession islamique mais pour faire le procès et de la violence qu'elles recèlent selon eux. Elles parlent d'un islam malade de ses paradoxes. Qu'en pensez-vous?
Personne n'a accusé les musulmans d'être les responsables de l'affaire Merah, quels que soient les tenants et les aboutissements de l'affaire Merah qui ne sont pas encore tout à fait clairs, mais là où il y a un vrai problème, c'est que justement les instances de formation religieuse de l'Islam aujourd'hui ont du mal à faire en sorte que des gens comme Merah ou autre soient décrédibilisés et marginalisés. Comment se fait-il aujourd'hui que parmi la jeunesse, le pluralisme dans l'Islam que j'ai évoqué tout à l'heure n'arrive pas à s'exprimer plus et mieux. Et c'est pour cette raison que je crois beaucoup que la jeune génération qui a été formée et socialisée à la démocratie et au pluralisme politique en France doit pouvoir s'exprimer. C'est la même chose en Tunisie, et c'est là le véritable défi des temps à venir. Je crois, encore une fois, qu'on peut penser ce qu'on veut d'Ennahdha, je ne suis pas en train de distribuer des bons et des mauvais points, mais ce parti a effectué un véritable travail à l'intérieur de ses rangs. Quand vous revenez au MTI (Mouvement de la tendance islamique) des années 80, c'était un groupe putschiste, «qotbiste».Aujourd'hui, ce n'est plus du tout le cas. Certes, il y a toujours des gens à l'intérieur de cette mouvance qui ont une tendance salafisante mais Ghannouchi et le bureau exécutif de son parti ont tranché la question sur l'article 1 de la Constitution de 1959. Il y aura sans doute toujours des voix qui crient à l'hypocrisie, mais je ne le crois pas. Je pense que cela traduit à la fois une évolution du parti et surtout une évolution de l'électorat. La Tunisie étant désormais un pays démocratique dans lequel les électeurs votent, les partis politiques sont obligés de tenir compte du changement d'esprit des électeurs. Et cela me semble la chose la plus importante.
Il ya 25 ans, vous parliez d'un Islam en France. Aujourd'hui, vous parlez d'un Islam de France. Ne s'agit-il pas plus simplement d'un islam établi en France mais pluriel par définition du fait de la diversité des origines ?
Avant de venir cette fois à Tunis , j'ai participé au congrès de l'UOIF qui est passé sous la coupe d'islamistes tunisiens. Cela est instructif à plus d'un titre. Mes études m'autorisent d'ailleurs à distinguer trois âges différents de l'islam de France lors de ces 30 dernières années : l'islam des darons ou des pères, l'âge des frères et des blédards et celui des jeunes. C'est très important d'insister sur le fait que les musulmans en France ne forment pas un bloc homogène et uni .Ils ne parlent pas toujours d'une seule voix même si aujourd'hui, il y a un phénomène, on le voit en Tunisie, de salafisation. Ce phénomène est dû au fait que l'Arabie Saoudite dispose de capitaux gigantesques et qu'elle est en train de transformer le wahhabisme en une sorte d'église de l'Islam. Le salafisme étant caractérisé par son refus de réfléchir et par son adoration pour les ulémas saoudiens. Néanmoins, la pluralité, vous avez tout à fait raison, s'exprime à l'intérieur donc de l'Islam et sur le territoire français. On a aujourd'hui la génération des frères et des blédards, ce sont ceux qui contrôlent aujourd'hui les instances représentatives de l'islam et des musulmans. Le vrai clivage est perceptible entre l'Uoif (Union des organisations islamiques de France) par exemple et le CFCM (Conseil français du culte musulman) à travers le rassemblement des musulmans de France dont la première langue est l'arabe, qui pensent fondamentalement en arabe et qui essaient d'importer en France un Islam conçu et fabriqué au Machrek.
Alors qu'à mon sens, le phénomène le plus important, c'est que ceux qui sont en position de représenter la masse des musulmans soient nés en France, aient été éduqués en France et pensent en français. Or, cette frange n'arrive pas, pour l'instant encore, à exprimer son identité à la fois française et musulmane. Et justement à ce congrès-ci, de l'OIF où j'étais avant de venir en Tunisie, un certain nombre de jeunes nés en France ont estimé que même s'ils étaient contre le fait que Guéant ait interdit l'entrée en France de prédicateurs venus d'Arabie Saoudite ou autres, ils estimaient que peut-être c'était une chance aussi pour eux de manifester leur Islam français.
Je veux faire une comparaison, vous avez remarqué que la Tunisie a été submergée ces deux derniers mois par les Wajdi Ghouneim et autres prédicateurs qui promeuvent une sorte de « frérisation », de salafisation de l'Islam et qui ont tendance à effacer complètement la réalité historique de l'Islam tunisien. Donc, il y a bien un pluralisme en Islam.
Pour moi, l'Islam est une religion, et c'est ce qui fait sa force, qui a su accommoder l'unicité et la pluralité. Aujourd'hui, on a l'impression que sous l'influence wahabite, on veut détruire cette pluralité, cette richesse.
Beaucoup d'observateurs affirment que le Printemps arabe montre actuellement des signes d'essoufflement. Qu'en dites-vous ?
Je ne crois pas qu'il fallait appeler ça printemps arabe. Printemps, c'était une manière de mimer le printemps de Prague ou les printemps des peuples en 1848. C'est vrai qu'il y avait cette dimension, on a bien renversé des despotes et permis à la liberté de s'exprimer... Et c'est sans doute en Tunisie où cela est le plus frappant. Pendant des dizaines d'années, je ne venais plus personnellement en Tunisie et je n'avais plus d'étudiants tunisiens d'ailleurs. Parce que l'oppression intellectuelle sous Ben Ali était quelque chose d'absolument incroyable. Les choses ont bien changé aujourd'hui en Tunisie. On peut penser ce qu'on veut d'Ennahdha, être pour, ou être contre, mais il faut reconnaître qu'il y a dans ce pays, c'est peut-être le seul aujourd'hui dans le monde arabe où il y a une liberté d'expression totale. En Egypte, ce n'est déjà plus le cas. En Libye, il n'y a pas de presse, donc le problème est résolu. Et donc je crois que les révolutions arabes, dans ces trois pays que je viens de citer, ont dépassé les premiers stades. Ils ont réussi à renverser des régimes despotiques, en Egypte et en Tunisie ils sont, ensuite, passés de la transition démocratique vers des élections institutionnelles et là ce sont les islamistes qui ont récupéré politiquement cela. Pourquoi ?
Parce que probablement en Egypte, ils étaient la force la mieux organisée. Ils représentaient une sorte d'Etat-Bis sous l'Etat militaire qui contrôlait la politique, et les questions internationales... Et les associations caritatives , elles étaient contrôlées par les Frères musulmans. En Tunisie, il n'y avait pas ce genre de structures mais je pense qu'Ennahdha a bénéficié d'une forte légitimité entre autres parce qu'elle était en quelque sorte le parti des détenus et dont les militants étaient les plus opprimés. Il y avait bien sûr des laïques qui étaient opprimés aussi, mais disons aucun islamiste n'avait la possibilité de trouver des accommodements avec l'ancien régime.
En Libye, où je suis allé de nombreuses fois, c'est différent. Là, il y a eu une chute du régime extrêmement sanglante. Il y a eu là-bas des «thouars» et qui ont versé le sang abondamment. Résultat : ils s'estiment dépositaires d'une légitimité absolue si on veut. Alors qu'ici en Tunisie, on a bien vu comment les gens de Sidi Bouzid ont été écartés par la suite et pas plus tard que samedi dernier, des jeunes de cette région ont conduit la marche dite «caravane du respect».
C'est pour cela que la métaphore de la saison du printemps est mauvaise au départ. Je crois que la vraie question aujourd'hui, c'est la question sociale . Certes, il y a la dimension liberticide des régimes tyranniques anciens, mais c'est surtout, si vous regardez les vrais enjeux au début de la révolution en Tunisie, c'est bien Gafsa, le bassin minier et en Egypte «Al Mahallah Al Koubra», le textile qui s'est effondré . Et aujourd'hui, on voit que les mêmes causes pratiquement sont en train de revenir. Quel est le défi principal de la Tunisie aujourd'hui ? C'est l'emploi, ce n'est pas tant si la charia est mentionnée ou pas par l'article 1 de la Constitution.
En Egypte, c'est aussi l'emploi. L'Egypte va être en faillite dans quelques semaines. Et l'Egypte c'est bien pire qu'ici parce qu'il y a un taux d'accroissement démographique vertigineux.
Sur le plan géostratégique, les Etats-Unis ont accueilli à bras-le corps les révolutions arabes . Ils voient d'un bon œil l'arrivée au pouvoir d'islamistes modérés à leurs yeux. On parle même d'une ère post-islamique démocratique. N'y a-il pas là et paradoxalement un risque pour la démocratie elle-même ?
Moi, je suis toujours dubitatif, je le dis avec amitié à mes amis arabes que je fréquente depuis trente ans, la théorie du complot est une maladie de la pensée arabe contemporaine. D'ailleurs, je ne suis pas sûr que les Etats-Unis contrôlent aujourd'hui autant de choses qu'on le pensait par le passé. La preuve, leur échec majeur politique en Irak et en Afghanistan.
Ils ont quand même réussi à affaiblir Al Qaïda en jouant sur l'opposition chiisme-sunnisme plus particulièrement...
Oui, mais l'Irak est aujourd'hui sous influence iranienne. C'est ça la chose la plus importante. Et pendant qu'El-Qaïda et les Américains se battaient, c'était les chiites pro-iraniens qui dominaient. Je me souviens avoir rencontré au Pentagone Paul Wolfwitz avant l'invasion de l'Irak . En attendant de voir le responsable américain , j'étais très surpris de voir dans l'antichambre des chiites irakiens.
Ils m'ont dit que le chiisme, c'est formidable. C'est comme les juifs d'une certaine manière, parmi lesquels on compte beaucoup de progressistes, de communistes et puis qui sont devenus aujourd'hui libéraux, etc. Wolfwitz était en effet convaincu que le chiisme en Irak serait le modèle qui ferait tomber de l'intérieur l'Iran. Par élimination démocratique en quelque sorte. Pour l'instant, c'est plutôt le contraire qui s'est produit. Pour ce qui est de l'hypothétique conflit entre les l'islamisme et l'idéal démocratique , effectivement, on voit bien , davantage en Egypte qu'en Tunisie que «la mère des batailles» sera entre les salafistes et les Frères musulmans. Les salafistes soutenus en grande partie par l'Arabie Saoudite de même du reste que l'armée égyptienne aujourd'hui je crois, alors que les Frères musulmans un peu partout ont le soutien du Qatar.
C'est pour ça que certains considèrent qu'il y a une sorte de complot américano-israélo-qatari. C'est difficile de voir en quoi ces intérêts sont les mêmes quand vous voyez qu'Al Jazira est toujours radicalement anti-israélienne. Je pense qu'il y a des nœuds de contradictions très forts, mais moi j'ai du mal à croire que quelque part, au Pentagone ou à la Maison-Blanche, il y ait un stratège qui pense de la sorte. En plus, la politique américaine est pleine de contradictions. Obama a fait un discours au Caire qui était à mon avis un peu naïf qui n'est pas du tout sur la même ligne que celle des républicains.
Et pourtant, les révolutions arabes ont toutes mis face à face des salafistes, des islamistes plus modérés et des modernistes. Dans quelle mesure cela est gérable pour des sociétés qui manquent d'expériences démocratiques ?
Je crois que le salafisme est aussi un mode de réponse, exprimée en termes identitaires, à la question sociale. En Egypte, ceux qui ont voté pour les salafistes sont les gens des bidonvilles, des quartiers misérables d'Alexandrie, du Caire... Alors que un peu comme Ennahdha, les Frères musulmans sont sur-représentés dans les cadres intermédiaires, la petite bourgeoisie... Et le salafisme, c'est un peu une réponse au vide à propos de la question sociale. J'étais frappé la dernière fois que j'ai quitté la Tunisie il y a un mois: à l'époque de la grève de l'Ugtt (la grève des ordures) qui était une manière pour les syndicats de rappeler la dimension sociale aux dirigeants d'Ennahdha et il y avait aussi la manifestation des Salafistes devant les locaux de la télévision publique .Ce qui m'a beaucoup frappé, il y avait les salafistes, le parti Ettahrir et d'autres probablement manipulés par des réseaux divers mais il y avait aussi un certain nombre de gens qui venaient là pour réclamer le pluralisme et la liberté pour les chaînes de télévision. Donc, les salafistes avaient réussi à entraîner des jeunes, des femmes et pas seulement des barbus. Donc, on voit bien que le salafisme peut s'insérer dans les failles et en tirer parti.
Je crois, à mon sens, que la réponse de fond au Salafisme, c'est l'emploi et l'éducation. Et puis, on ne peut pas complètement oublier que Ben Ali après tout coule des jours heureux en Arabie Saoudite et que les salafistes ont une révérence absolue pour le système saoudien et que la concurrence entre l'Arabie Saoudite et le Qatar joue à ce niveau. Qatar ayant manifesté à son tour beaucoup d'empathie pour Ennahdha. Sans recourir à mon tour à la théorie du complot , je dis qu'il y a là des éléments de réflexion.
Pensez-vous qu'Ennahdha est devenue soluble dans la démocratie ?
Oui, parce que les mouvements islamistes issus de la matrice des Frères musulmans comme Ennahdha même s'ils ont évolué et se sont fortement différenciés de l'esprit qu'on appelle apparatchiks des Frères égyptiens, néanmoins, ils ont encore des contradictions en leur sein. Et je vois qu'Ennahdha recèle, et c'est probablement un élément de sa force, fait cohabiter des tendances différentes. Ennahdha est un peu à l'image du Parti socialiste français du fait qu'elle est traversée par divers courants! L'un des principaux dirigeants du MTI dont je tairai le nom me disait récemment qu'au fond, le passage des Frères musulmans à Ennahdha, est un peu le passage du Parti communiste au Parti socialiste. Je pense que ce qu'il voulait dire par là, c'est que l'abandon de la dictature du prolétariat et de la violence révolutionnaire pour les communistes équivaut à l'abandon de la charia et du recours à la force pour les islamistes.
Dans le cas d'Ennahdha, on est davantage dans un pluralisme démocratique qui comporte évidemment des contradictions. Comme c'est le cas pour l'AKP turc où vous avez des gens rigoristes qui sont pour la lapidation de la femme adultère par exemple et d'autres plus proches du laïcisme que de la charia.
Ce qui se passe actuellement au Mali, la création d'un Etat séparatiste gouverné par des Touareg et des membres de l'Aqmi, semble préfigurer une recomposition du rapport des forces entre les puissances régionales et les grandes puissances. Qu'en pensez-vous ?
Je ne suis pas spécialiste du Sahel. Je ne connais pas cette région. D'abord, si vous permettez, je vais commencer par le point de vue français. En France, on est très préoccupé parce que l'émigration malienne en France est sans doute l'une des plus mal intégrées. Elle est arrivée récemment, elle comporte beaucoup de familles d'une grande pauvreté avec une polygamie qui est encore très fréquente, des enfants déscolarisés. Si nous avons ce problème là avec Aqmi qui interfère là-dedans, c'est une recette explosive. Donc, je pense qu'il va y avoir une très forte implication française.
Pour essayer de résoudre ça, j'imagine que tous les moyens pourront être mis en œuvre, politiques ou autres parce que c'est un enjeu de politique intérieure française. Mais c'est aussi un enjeu pour toute la région parce que d'après ce que je comprends, la victoire très rapide des Touaregs et des islamistes qui constituent un mélange très bizarre est due en grande partie au retour au Mali des «Mercenaires de Kadhafi» qui avaient été équipés , formés, qui savaient faire la guerre et ont pu ainsi balayer l'armée malienne , elle même très occupée à faire un coup d'Etat. Donc, c'est un sous-produit d'une certaine manière de la décomposition d'un système arabe, le système libyen en l'occurrence dont on est très heureux qu'il soit tombé. Il s'agit là d'un premier élément. Le deuxième c'est que pour l'Algérie, c'est évidemment un gros problème parce que cet Etat touarego-islamiste non reconnu, c'est un peu comme le Kurdistan irakien pour la Turquie. C'est-à-dire qu'il crée un pôle à la fois berbère et islamiste qui sont les deux gros problèmes de l'Algérie ou comme la région Houtiste au nord du Yémen qui représente une épine plantée dans le pied de l'Arabie Saoudite.
Le fait donc que le Mali devienne une sorte d'Etat-voyou, c'est un énorme problème évidemment et je suis sûr qu'il va y avoir une coopération sur cette question entre les Etats du Sahel, les Etats d'Afrique du Nord et l'Europe. C'est une bombe dont les conséquences vont se faire ressentir y compris à l'intérieur des pays. Regardez ce que la décomposition de la Libye a amené en termes de trafic. Au Sud tunisien par exemple, hormis le trafic d'essence, regardez ce que devient Ben Guerdane aujourd'hui. L'Egypte est également envahie d'armes qui viennent des arsenaux de Kaddafi que toutes les communautés égyptiennes achètent parce qu'elles ont peur qu'avec un Etat affaibli ce soit la guerre civile. C'est un énorme souci pour tous les pays de la région et les autres.
Un petit mot de conclusion...
Je suis convaincu, très impressionné parce qu'a fait la Tunisie et y compris dans le monde arabe contemporain. Généralement, les transformations venaient de l'Est vers l'Ouest, la première Nahdha (Renaissance) venait du pays du Cham vers l'Occident, ensuite le Nassérisme est venu de l'Orient vers le Maghreb. Alors que les révolutions arabes et l'esprit nouveau qui s'est déclenché est parti de la Tunisie qui a été un exemple. Je crois que cette exemplarité vient du fait peut-être que malgré Ben Ali, la Tunisie a gardé une élite intellectuelle qui était profondément biculturelle c'est-à-dire qui avait à la fois une bonne connaissance, une imprégnation de sa culture arabe et islamique d'un côté et en même temps qui est très ouverte à la culture européenne et à la démocratie.


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