Chez Kheireddine, plus que chez tout autre, se confondent l'homme politique et le penseur, le leader et l'intellectuel. Il a vécu une époque de transition et partant de confrontation entre les idées et les doctrines. Loin de se replier, il s'engage et groupant autour de lui la partie éclairée de l'intelligentsia tunisienne, il trace un programme audacieux portant l'empreinte du progrès. C'est justement sur ce point précis que s'est élaborée la journée d'études organisée par Beït Al Hikma, mardi dernier, autour de Kheireddine Pacha, symbole de notre combat et de notre renaissance culturelle et dont le projet reposait exclusivement sur ces deux principes: le réformisme et le nationalisme. Les différentes interventions ont démontré entre autres que la pensée de Kheireddine se révèle à travers l'ouvrage qu'il a publié en 1867 sous le titre Le plus sûr moyen pour connaître l'état des nations. On y décèle une option politique en faveur d'une évolution rationnelle et modérée qui s'inspire de l'exemple européen, sans renier les valeurs fondamentales de l'Islam. Ses différentes missions à l'étranger lui font découvrir tout ce que la Régence n'avait pas : la justice, la liberté, la bonne gouvernance et les bonnes institutions. C'est pourquoi estimait-il nécessaire de réaliser dans les pays musulmans les transformations exigées par l'évolution du monde. Et d'abord, la restauration de la paix et de la sécurité. Certaines communications ont mis en exergue les tentatives de Kheireddine de mettre fin à l'absolutisme des beys par l'adoption d'un régime plus libéral. L'application des concepts de liberté et de justice autant que les réformes qu'il voulait engager sur les plans administratif, économique et socioculturel s'est heurtée à maints obstacles inhérents aux mœurs de la Cour du Bardo et à l'opposition ouverte des milieux conservateurs, autorités charaïques, notabilités provinciales et confréries religieuses. La cité idéale Dans sa communication «Kheireddine et l'information», le Pr Mohamed Larbi Senoussi (à qui on doit la traduction en arabe de A mes enfants, mémoires de ma vie privée et politique, écrit en français par Kheireddine et édité par les soins de Beït Al Hikma en 2009) a évoqué cette œuvre gigantesque qui n'a pu aboutir sans heurter de nombreux intérêts ni créer les germes d'une opposition qui commença à s'organiser autour de Mustapha Khaznadar, mamelouk originaire de l'île grecque de Chia. En réalité, Kheireddine avait contre lui tous ceux que gênait cet ordre nouveau: les princes dont les pensions avaient été réduites par mesure d'austérité, les amis de Khaznadar qui ne désespéraient pas de le voir reprendre le pouvoir dont il a été destitué au profit de Kheireddine. Pour discréditer le ministre réformateur, des nouvelles fantaisistes circulaient à Tunis et dans la presse en France et en Italie et qui parvenaient dans la Régence, accusant le Grand Vizir de chercher à comploter contre la dynastie husseïnite. Cette campagne était évidemment orchestrée par Mustapha Khaznadar, alias Gheorghis K. Stravelakis. A ces attaques, Kheireddine répondait sur le journal tunisois Al Raed tounisi. Plusieurs intellectuels tunisiens et même étrangers, redevables à Kheireddine d'avoir rétabli la justice et la régularité dans l'administration, fait régner l'ordre et la sécurité, organisé des finances saines, l'ont soutenu par leurs écrits parus à Tunis et à l'étranger. A citer M'hamed et Ahmed Belkhodja, Mohamed Senoussi, Mohamed Riahi, Chedly Ghariani, Mohamed Baroudi, l'Egyptien Magdi Salah, le Libanais Khalil Khoury, le consul honoraire de la Tunisie en France, Jules de Lesseps, le diplomate français qui fit percer le canal de Suez et qui publia plus d'un article dans la correspondance universelle et dans la liberté. Une Tunisie amputée de sa souveraineté Le Dr Kamel Omrane a parlé du rôle des théologiens et des docteurs de la loi musulmane, notamment les ulémas de la Zitouna dans le réformisme de Kheireddine. Une intervention qui se décline en trois axes : en premier, les cheikhs de la Grande mosquée, d'obédience maraboutique, ont catégoriquement refusé les réformes proposées dans le programme de Kheireddine pour la seule et unique raison qu'ils n'étaient pas assez mûrs pour digérer ces idées «révolutionnaires» et pas assez outillés scientifiquement, spirituellement, politiquement et culturellement pour les accepter. En deuxième lieu, les cheikhs de la Zitouna, tous issus de la vieille bourgeoisie de la Médina et évoluant dans les hautes sphères du pouvoir et de la cour, se sont opposés au Pacte fondamental «Ahd El Aman», promulgué le 10 septembre 1857 et largement inspiré des Tanzimet trucs. Ce rejet s'explique par le refus d'admettre l'idée de citoyenneté qui met sur un pied d'égalité tous les sujets tunisiens, musulmans, chrétiens et juifs. A l'origine de ce pacte, un incident fortuit : un juif du nom de Samuel Sfez profère des insultes contre l'Islam, alors qu'il était en état d'ivresse. Arrêté et traduit devant le tribunal charaïque, il est condamné à mort le 24 juillet 1857. L'événement connaît un retentissement international. La conséquence fut l'arrivée en août 1857, au port de La Goulette, d'une escadre française. M'hamed Pacha Bey est, sans ambage, mis en demeure d'accorder à ses sujets une charte reconnaissant les libertés fondamentales de l'homme. En troisième lieu, du point de vue des Zeïtounniens, l'idée du réformisme émanant d'une conception de modernité est en totale contradiction avec les principes immuables du Coran et de la charia islamique : celle-ci d'essence traditionnelle, donc imperméable à la science, n'est pas habilitée à répondre aux interrogations soulevées par la modernité. Cette tendance a été vivement combattue par des esprits éclairés comme Salim Bouhageb, Mohamed Senoussi et Mohamed Beyram qui étaient outrés par le comportement des cheikhs de la Zitouna vis-à-vis des «orban» (ruraux). Un regard méprisant et vexatoire qui a justifié le rejet de l'idée de citoyenneté développée dans le deuxième axe et qui est, en partie, responsable du soulèvement de Ali Ben Ghedhahem contre l'autorité beylicale. En conclusion, il est permis de dire que c'est bien l'échec des réformes de Kheireddine qui va ouvrir pour la Tunisie une ère de crise qui fatalement lui fera perdre ce qu'elle a de plus cher, sa souveraineté. Cette expérience demeurera une référence mémorable dans la conscience des éléments réformateurs et sa reprise sera revendiquée plus tard par le mouvement des jeunes Tunisiens, héritiers spirituels de Kheireddine.