Par Souad SAYED C'est probablement en faisant trop la fête à la fin de la dictature que le Tunisien a perdu pied avec la réalité. Tout est à faire et en premier lieu construire un Etat moderne démocratique et juste. Pour ce faire, il nous faut lutter contre la corruption, le chômage, les disparités régionales et il y a bien d'autres chantiers à ouvrir : construire une vie politique qui ne devra plus jamais être comme les précédentes, garantir l'indépendance de la justice comme celle de la presse... Vaste programme. Mais, au fait, sommes-nous aptes à affronter tous ces défis ? Certainement, il n'y a aucune raison d'en douter. Non, la bonne question se pose en d'autres termes. Avons-nous conscience que l'action de chaque Tunisien compte dans ce processus ? Permettez-moi d'en douter ! Quotidiennement, j'ai l'impression que l'horizon s'assombrit un peu plus. Ce n'est pas tant les revendications exprimées ici et là, que je ne conteste pas : elles sont toutes légitimes. Non, c'est le manque de «patriotisme» de certains, et ils deviennent dangereusement nombreux, qui me désespère le plus, et je pèse mes mots. Le tribalisme et le régionalisme prennent des proportions effrayantes. La reproduction même de certains propos entendus çà et là sur ce sujet serait antipatriotique. Les blessés de la révolution seraient au nombre de 3.772: bon admettons. Pourquoi nos politiciens jouent-ils avec ce sujet à qui mieux mieux ? Une grotesque récupération bat son plein. Voilà qu'ils les envoient se faire soigner au Qatar: pourquoi pas ? Ils sont reçus à leur arrivée à l'aéroport de Doha par l'ambassadeur de Tunisie et logés dans un hôtel. La médecine tunisienne là dedans? Tout le monde s'en moque. Suis-je en train de blasphémer ? Passons et regardons autour de nous. Nos rues sont jonchées de détritus, les constructions anarchiques ne se comptent plus, la peur de l'autre règne désormais, l'agression est au coin de la rue... A l'hôpital, au tribunal, au poste de police, l'attaque peut survenir n'importe où et à n'importe quel moment. L'autorité de l'Etat est quotidiennement bafouée. Les routes sont coupées, les voyageurs rackettés, les bâtiments publics incendiés... Les fonctionnaires, victimes de violences verbales et physiques, portent plainte sans trop y croire, ou alors font la grève. Avoir un rendez-vous dans une administration l'après-midi est mission impossible. Normal, toutes les administrations ont décidé de fermer à 15 ou 16h00. On nous dit que la corruption a été multipliée par cinq après la révolution dans notre administration : comble de l'ironie, même les anciens rcdéistes, dont la plupart sont toujours en poste, se disent victimes de l'ancien régime et exigent réparation. Mettez-vous à un carrefour et observez le comportement des conducteurs de véhicules, à deux ou quatre roues : c'est du délire. Les policiers sont à nouveau là mais accrochés en permanence au téléphone portable, la cigarette au bec, ils observent passivement les abus en tous genres. Les compétitions sportives sont l'occasion rêvée pour semer la désolation. Nos stades brûlent pour un oui ou pour un non : rendez-vous compte, les supporters d'une même équipe en arrivent à se taper dessus... quand ils ne trouvent pas d'autres vis-à-vis. L'école est à la dérive, les cours ne sont plus suivis que par quelques élèves, les professeurs sont agressés verbalement de façon quotidienne, la drogue commence à circuler impunément dans nos lycées. Les examens et les concours sont contestés ; unanimement l'abolition des concours est réclamée, les promotions devraient se faire à l'ancienneté. Quand on nous parle de diplômés du supérieur au chômage... permettez-moi d'en rire! J'ai l'impression qu'on a souvent confondu le bout de papier délivré qu'est l'attestation qui fait office de diplôme et la compétence professionnelle réclamée par les employeurs. J'arrête. Alors que chaque Tunisien est censé, à cette étape de notre histoire, tout mettre en œuvre afin de créer plus de richesses pour son pays, ses concitoyens, mettre la main dans la main pour aider les plus démunis à s'en sortir, nous nous gargarisons de slogans creux, tout aussi stupides les uns que les autres. N'importe quelle rumeur met le feu à un gouvernorat, une entreprise, un département. Il y a quelques jours, c'était le port de Radès qui était bloqué, avant c'était la faculté des Lettres, il y a quelque temps c'était les hôtels, les usines, la télévision... Avenue Habib-Bourguiba : charia, article un de la Constitution, niqab, facebook... Les blagues les plus courtes, dit-on, sont les meilleures, n'est ce pas ? Ces débats sont à mon avis totalement stériles. On n'en peut plus, le pays va droit dans le mur et nous discutons du sexe des anges ! Quelle révolution avez-vous faite, Tunisiens ? Sauf l'immense respect que j'ai pour nos martyrs, nos blessés et leurs familles, je dis à l'immense majorité, moi comprise, qui suis descendue devant le ministère de l'Intérieur le 14 janvier 2011 entre midi et 16h00 : la belle affaire ! Merci, mais voilà plus d'un an que ça dure, on doit passer à autre chose, la récréation est finie. Les défis sont ailleurs. Construire un pays qui ne dispose d'aucune richesse naturelle demande de l'abnégation et des sacrifices que nous devons savoir faire. A ce moment de notre histoire, nous devons avoir un sens civique aiguisé. Soyons de vrais patriotes et mettons l'intérêt de notre patrie au-dessus de toutes les autres considérations. Les générations futures ne nous pardonneront pas si l'on se trompe de combat. Je vous le demande à genoux.