Existe-t-il des anges en dehors de la tradition monothéiste ? Il semble bien que non. A vrai dire, l'ange n'est pas seulement un élément parmi d'autres dans cette tradition, il a une dimension constitutive. Il faut en effet que l'ange soit là pour que se révèle au monde un Dieu dont le lieu n'est aucune région du monde, un Dieu dont la puissance ne s'étend sur tout le monde que parce qu'il se tient justement en dehors du monde... L'unicité de Dieu implique son universalité, et son universalité implique qu'il soit un Dieu caché. Comment dès lors va-t-il se révéler si ce n'est par l'ange ? La découverte du Dieu unique dans l'esprit de l'homme est contemporaine de la rencontre avec l'ange : ce sont deux événements qui n'en font qu'un ! Raison pour laquelle, sans doute, Abraham inaugure la grande aventure par l'épisode de ces trois étrangers qui se présentent à lui, qu'il reçoit dans la crainte et les honneurs et derrière l'identité desquels se cache l'ange... Là se noue l'alliance, dans un mouvement où l'obéissance est amie d'une libre intelligence : il a reconnu son visiteur ! Partout ailleurs que dans cette tradition, la divinité peut certes avoir ses messagers, ses démons et ses génies, mais elle se révèle aussi au monde directement, sans médiation : c'est de cette façon qu'elle délimite d'ailleurs son territoire propre et qu'elle apporte la démonstration de sa puissance face aux autres divinités. Du coup, le messager n'a d'ailleurs plus cette place centrale qu'il occupe dans le monothéisme... L'ange est d'abord messager de gloire. Dans les cultures sémitiques où il apparaît en premier, et où le jeu des emprunts est fort entre les univers religieux et politique, il est le « malak » : un mot qui renvoie à la sphère sémantique de la royauté. Autrement dit, l'ange porte en lui la royauté : toutefois, c'est uniquement pour l'annoncer, pour en être le signe à l'adresse du peuple, ou de l'âme solitaire de l'homme. Le don d'intelligence Mais l'usage qui consiste à donner un nom aux anges est à la fois rare et tardif. Les Chrétiens ont développé à ce propos toute une littérature qui doit s'enraciner dans l'Apocalypse de Jean et qui s'expose en particulier, au début du VIe siècle, chez un certain Denys l'Aréopagite, avec toutefois les traces évidentes de la tradition néoplatonicienne et de sa tendance à concevoir des cercles concentriques autour de l'Un : on y trouve le nom des différents anges en fonction de leur place dans la hiérarchie, laquelle hiérarchie nous parle d'Archanges, mais aussi de Séraphins, de Chérubins, de Trônes... Il est remarquable que, dans cette présentation, les Archanges n'arrivent avec les Anges (en tant que sous-catégorie) qu'en dernier et au niveau le plus éloigné de Dieu... Tout un courant mystique a puisé dans cette représentation hiérarchisée, par-delà les frontières religieuses... Une telle mise en ordre est, dans son principe, assez étrangère à la tradition biblique, même si les noms des anges semblent en être empruntés et même si on devine assez que, dans cette tradition, tous les anges ne se valent pas... Comment en serait-il autrement puisque la Bible parle en plus d'un endroit d'armées d'anges, qui viennent au secours des guerriers fidèles face à un ennemi mieux armé et en surnombre ? Ces armées supposent un général, qui les commande : un « Archange » ! Gabriel est un Archange. Son nom signifie « puissance de Dieu » (jibr – ilou). Mais les textes bibliques ne citent son nom qu'en de rares occurrences. C'est le cas dans le livre de Daniel. Mais alors Gabriel intervient, non pas du tout comme manifestation de la puissance divine, mais comme interprète des visions prophétiques, et en particulier d'une vision dite du Bélier et du bouc : « Moi, Daniel, contemplant cette vision, j'en cherchai l'intelligence. Voici, se tenant devant moi, quelqu'un qui avait l'aspect d'un homme. // J'entendis une voix d'homme sur l'Ulaï, criant : «Gabriel, donne-lui l'intelligence de cette vision !» » L'entrée en résonance Quel est le lien, est-on tenté de demander, entre révélation de la puissance et révélation du sens ? S'agit-il, pour ainsi dire, d'un cumul de compétences ou est-ce que le dévoilement du sens est au cœur de l'œuvre de manifestation de la puissance divine ? Et si l'existence de Gabriel, avec sa «double casquette», ne voulait pas dire autre chose que ceci, à savoir que la puissance de Dieu ne se donne à saisir par l'esprit que dans un éclair de l'intelligence, un éclair qui capte le sens, la convergence et la concentration du sens... Un éclair de l'intelligence, donc, et non pas du tout une intelligence mise en berne ou une intelligence aveuglée... Etant entendu cependant qu'il y a des activités de l'intelligence par lesquelles cette dernière se distrait ou se détourne de sa propre énergie à recevoir le sens qui irradie le monde. Gabriel ne se contente pas de livrer le sens: il suscite l'intelligence qui le saisit. Et, dans cet éveil soudain de l'intelligence à la lumière, se révèle dans toute sa gloire la puissance divine. C'est le contraire d'une manifestation du divin qui est irruption aveuglante, face à laquelle l'homme demeure interdit et sans pouvoir, hors d'accès de la lumière du sens... Bref, celle qui provoque le dessaisissement ou l'écrasement de l'intelligence ! Gabriel suscite l'intelligence, et même la réponse de l'intelligence : celle qui voit, qui acquiesce et qui s'avance. Tel est du reste le rôle du bon messager, qui s'assure de la juste compréhension et du ferme accord du destinataire du message. Pourtant, et contre une idée commune, il ne faut pas hésiter à le rappeler : l'éclair de l'intelligence qui surgit est dans le même temps un moment de crainte et de tremblement, d'obéissance absolue, comme le rappelle encore la figure d'Abraham à travers l'épisode du sacrifice de l'enfant. Et cette obéissance absolue, écho de la puissance divine annoncée, n'est donc ni renoncement à l'intelligence ni, non plus, abandon de la liberté : la détermination de la volonté propre à l'âme qui est visitée par l'ange Gabriel ne résulte pas d'une négation de sa volonté individuelle au bénéfice d'une volonté étrangère, mais bien d'une haute affirmation de cette volonté individuelle, de sa transfiguration de l'intérieur en volonté qui entre en résonnance avec la volonté de Dieu... Ce rappel est important car il convient de dénoncer le caractère faux de toute attitude religieuse qui consiste à se considérer comme étant dans l'obéissance du seul fait que la volonté individuelle s'est soumise à son propre désaveu, à sa propre rature, sa propre ablation : une telle attitude simplement négative, qui relève de la bigoterie et de ses surenchères, est en réalité mensongère et trompeuse. Elle cherche à donner l'illusion d'une obéissance, donc d'une rencontre avec la puissance divine, alors que cette rencontre n'a pas vraiment eu lieu, que l'ange n'a pas surgi... Le gardien de la cohérence Dénoncer une telle attitude comme mensongère n'est pas seulement céder au besoin ou au plaisir de le faire. C'est rappeler que la mission de l'ange Gabriel, en révélant la puissance de Dieu par l'éveil de l'intelligence, appelle l'homme à un haut fait de liberté, et non pas du tout, comme nous incitent à le penser le peuple des bigots, à se démettre de sa liberté. Car la vraie obéissance à Dieu est l'élément de tout haut fait de liberté : et c'est précisément cela que l'ange Gabriel tient à ramener comme message, en retour... Des actes dignes d'être rapportés, parce que capables de surprendre ! La vision et son élucidation est un lieu à partir duquel l'homme recueille le sens et se trouve comme attiré dans le haut fait de liberté. Mais partout où l'intelligence de l'homme va à la rencontre du propos du Dieu unique, partout où elle s'expose nue à son messager, elle est projetée dans l'élément de sa propre liberté et dans l'action. C'est l'audace ! Une audace lucide et joyeuse que soutient l'ange : la volonté ainsi ne tremble pas dans son œuvre désormais incommensurable de recommencement du monde, ou de recommencement du projet du monde. Si l'ange Gabriel transmet le sens, il est nécessairement aussi celui qui le garantit d'un message à un autre, dans sa cohérence. Car l'incohérence détruit le sens, et si le sens est détruit, la gloire divine n'est plus annoncée, et c'est en fin de compte le sens même du nom qu'il porte, Gabriel, qui se trouve menacé... L'exigence est donc double pour l'ange : susciter en l'homme des hauts faits de liberté, des faits qui reconduisent l'ancienne alliance de façon emblématique à partir de contextes nécessairement très divers et, d'un autre côté, assurer la bonne résonnance entre eux des échos humains, des audacieux échos humains à la manifestation de la puissance et de la gloire divine, veiller à prévenir les discordances qui s'invitent... Gabriel, ange de paix ?