Dans les récits qui nous viennent de la tradition monothéiste, le mal n'arrive pas en premier. Il fait son entrée dans la Création selon des étapes. La première d'entre elles survient non pas par l'homme mais à l'occasion de sa venue. Parce que l'homme est créé à “l'image de Dieu” et que, à ce titre, il prend part à la sainteté de Dieu, rapporte le texte coranique, il est demandé aux anges de se prosterner devant ce nouveau venu. Or l'un d'entre eux s'y refuse et se révolte: ainsi naît l'ange du mal qui, dans la Bible, a la figure du serpent. Et comme les anges sont des messagers entre l'ordre de l'invisible qui gouverne le monde d'une part et, d'autre part, celui de l'homme, il y a donc, à partir de cet instant, non plus un seul type de messagers, mais deux, qui viennent révéler à l'homme ce qu'il doit faire. Et révéler, cela veut dire ici être les inspirateurs de ses volontés particulières. Cet ordre nouveau va être déterminant dans ce que la tradition judéo-chrétienne appelle le péché originel, c'est-à-dire cette première action à l'occasion de laquelle l'homme retire son adhésion intime à l'ange qui lui vient de Dieu et décide d'accorder sa préférence à l'autre messager, celui qui s'est révolté contre l'ordre de la Création et contre le statut de l'homme en son sein. Cette étape du péché originel, qui est le lieu d'une différence de perspective intéressante entre la tradition judéo-chrétienne et la tradition musulmane, mais non pas toutefois d'un désaccord, peut être considérée comme la deuxième étape dans l'histoire de l'entrée du mal dans le monde. Une troisième étape est cependant celle qu'inaugure le premier des enfants issu du couple d'Adam et d'Eve : Caïn, qui est le Qabil de la tradition musulmane. En effet, Caïn est le premier des enfants et il est suivi d'Abel (Habil). Or Caïn représente le premier homme qui expérimente, non pas la possibilité du mal dans son action, mais la possibilité d'un pacte avec le mal dans son existence. Caïn est celui qui tue son frère par jalousie. Parce que, ayant fait une offrande à Dieu, elle n'a pas été agréée, tandis que celle de son frère l'a été... Il est donc le premier meurtrier. Mais le texte de la Bible ajoute une indication intéressante qui est la suivante : lorsque Dieu lui demande où est son frère Abel, Caïn lui donne cette réponse, à savoir qu'il “n'est pas le gardien de son frère”. D'ores et déjà, le meurtre se trouve donc inscrit dans un ordre, revendiqué par Caïn, selon lequel l'homme n'est pas pour l'autre homme un “gardien” et, par conséquent, qu'il peut disposer de lui selon son gré. Lui ôter la vie n'est en ce sens que l'expression de la pleine réalisation de cet ordre. Ne pas être le gardien de son frère, cela signifie en effet que l'être de l'autre homme est tributaire dans mon esprit de ce que je veux bien lui attribuer comme valeur, que cette valeur peut être nulle si je décide qu'il en est ainsi et, dès lors, le supprimer est un acte qui est dans l'ordre des choses. Ce qui veut dire encore que le meurtre est déjà là avant même de s'accomplir comme acte particulier: il est négation de l'autre homme en tant qu'il suscite ou mérite considération, en tant qu'il marque un espace sacré dont je serais, précisément, le gardien. L'homme, est-il d'usage de dire, est à l'image de Dieu en ce qu'il est libre. Faire ce qu'il fait, oui, il le fait de son plein gré, sans être contraint ni forcé : que ce soit le bien ou le mal. Et c'est précisément pour cette raison, du reste, que le bien est bien et que le mal est mal. Si l'homme faisait l'un ou l'autre dans la contrainte, ces derniers n'auraient pas le sens qu'ils ont. Toutefois, on voit bien que le choix de Caïn de ne plus se considérer comme le “ gardien ” de son frère, et donc de n'être plus que le gardien de lui-même, n'est pas sans incidence sur son statut d'être créé à la ressemblance de Dieu. Disons que si son statut d'image de Dieu devait être maintenu, alors il faudrait préciser que cette image est ternie : elle a perdu son éclat. En fait, la sainteté de l'homme réside à la fois en ce qu'il est libre et en ce que c'est en toute liberté qu'il ne souffre pas moins du malheur qui arrive à son frère que de celui qu'il subit lui-même, et qu'il ne se réjouit pas moins non plus du bonheur qui échoit à son frère que de celui qu'il reçoit pour son propre compte. C'est de cette façon-là que l'image qu'il représente est une image qui porte de l'éclat et qui, véritablement, renvoie à ce dont elle est l'image. Caïn incarne donc une forme de liberté qui, tout en éloignant l'homme de l'image de Dieu, n'en présente pas moins l'apparence d'une liberté plus libre : “Suis-je le gardien de mon frère?” ! Toutefois, cette liberté s'épuise dans son affirmation, dans son insurrection, tandis que la liberté qui dit oui et qui repousse la formule de Caïn, “Suis-je le gardien de mon frère ?”, cette liberté-là est une liberté créatrice : elle participe de l'acte de création du monde par Dieu. Parce qu'elle en supporte l'unité, avec Dieu, dans son amitié en quelque sorte. La liberté de Caïn est donc une liberté plus claironnante et plus ostentatoire : elle se confond avec sa propre “publicité”. Mais en un sens, elle n'est que l'envers d'une solitude qui s'approfondit, d'une coupure avec le monde qui se durcit. Car tel est le lot de celui pour qui la présence de l'autre n'est pas un motif suffisant pour retenir son bras meurtrier, si “mental” que fût ce bras : il vit désormais reclus dans la citadelle de son propre ego. Bien sûr, cette liberté se donne cependant les moyens d'atténuer son malheur. Elle peut même, dans un esprit de revanche contre son destin, se donner à elle-même ses bonheurs artificiels, et puiser dans une solidarité des “descendants” de Caïn afin d'organiser à large échelle un bonheur qui, lui aussi, se fixe comme mesure de sa réalité son degré d'exposition, d'ostentation. Plus que cela, cette liberté se crée ses Babels, avec ses tours qui grimpent au ciel et ses divertissements du jour et de la nuit : villes où l'homme goûte, dans une existence atomisée, à la saveur d'un bonheur où non seulement Dieu n'est pas présent, mais où il ne doit pas l'être, car il est synonyme de “fin de partie”... Toute société qui cherche à se donner à elle-même ses propres fondations se tourne vers la question de la liberté humaine. Et, sans avoir à chercher loin, s'impose à elle l'alternative des deux formes de liberté : celle du bien ou celle de Caïn, celle d'Abel ou celle de Babel. Toutefois, il ne s'agit pas d'être contre Babel pour avoir fait le bon choix. Car il y a ceux qui, pour refuser la liberté de Caïn, immolent la liberté tout court. Ils n'ont pas tué un homme, mais ils ont tué ce qui fait de chaque homme un homme. C'est leur meurtre à eux, auquel ils ajoutent celui de la sainteté dans sa vérité... C'est en effet tuer cette vérité que de donner de la sainteté une image caricaturée et hideuse, tout en servile et obséquieuse soumission, et de laisser entendre que Dieu est à l'image de cela. Où est l'impiété ? Le vrai culte de toute grande religion célèbre en l'homme sa liberté, qui n'est certes pas sa sainteté mais sans laquelle il n'est pas pour l'homme de sainteté possible : il est temps que cette célébration prenne sa pleine mesure, afin que Caïn ne puisse pas crier à la foule : pour la liberté, venez donc voir par ici !