Par Richard PEAN Depuis les derniers temps de Bourguiba jusqu'à la sortie de Ben Ali, le discours sociétal (politique, philosophique, religieux, économique, social...) avait totalement disparu. Mentalement atrophié, le Tunisien regardait la télé sans la voir, lisait les journaux en diagonale, écoutait seulement la musique à la radio et évitait la mosquée le vendredi ou toute autre réunion du reste. Quant aux conversations entre amis ou en famille, la loi du silence mettait tout le monde d'accord. Restait disponible: le business (petit), le commerce (petit), les affaires (petites), les distractions autorisées: le football, le café avec chicha, les glibettes, les bars, la plage en été et la routine annuelle: rentrée des classes, baccalauréat, Ramadan, petit Aïd, grand Aïd... Une vie réglée, calme et végétative, dérangée seulement à chaque déplacement par les contrôles exercés par la police et la garde nationale afin d'entretenir une crainte permanente. Rappelons que ce système, en réalité beaucoup plus complexe, et qui nous semble si loin aujourd'hui, a fonctionné pendant une bonne trentaine d'années. Le verrou a donc sauté le 14 janvier découvrant une société désarticulée, déséquilibrée, appauvrie, sans repères et en colère contre tout. Dans ce désastre généralisé provoqué par une dictature inculte et maffieuse, que reste-t-il de sûr ? Il ne reste au final que la famille et la religion, seuls refuges pendant les périodes difficiles et cela depuis la nuit des temps. Quid alors du projet moderniste construit énergiquement par Bourguiba et malgré tout accepté et intégré par une majorité de Tunisiens? Hélas, l'autocratie du raïs, le naufrage de sa fin de règne et pour conclure la perversion longue et abominable de Ben Ali et de sa tribu ont porté un coup sévère à l'effort de mise à niveau du pays, qui fut un temps un modèle dans le monde arabe à l'égal du Liban (pour des raisons différentes, modernité pour le premier, démocratie pour le second). Les cartes sont donc aujourd'hui distribuées librement au peuple tunisien, qui apprend sur le tas les principes élémentaires de la politique, terme inconnu auparavant et réservé aux touristes étrangers: élections, liberté d'expression, constitution, députés, nature du régime, syndicalisme, association, charia, laïcité, etc. Des mots bien compliqués et abstraits mais qui, à l'usage, permettent de s'exprimer et de donner son avis sur tout ou presque, c'est déjà très bien. Cependant, après la victoire d'Ennahdha, le discours politique, pourtant bien entamé l'année de la révolution, a subitement cédé la place à un spectacle inattendu et permanent offert par des troupes bizarres venues de nulle part. Scènes sportives d'escalade avec drapeaux ou démonstration de techniques de combat, défilés de mode en tenue afghane ou shows de téléprédicateurs étrangers... Mais aussi des scènes plus sportives encore relevant davantage de la boxe, à l'encontre de personnages emblématiques de la société civile et politique, jugés d'office et dans leur propre pays persona non grata? Passons sur les insultes et les menaces non dissimulées que l'on doit mettre avec générosité sur le compte d'une joie excessive. Cette parenthèse débridée touche pourtant à sa fin et l'analyse politique refait surface car les causes et les conséquences du 14 janvier ne semblent pas avoir été méditées avec suffisamment d'attention. En effet, certains signes sont révélateurs. Les dates de promulgation de la Constitution et de la tenue des élections ne sont toujours pas confirmées sérieusement, ce qui entretient un doute inquiétant sur le caractère provisoire du gouvernement et donc de la démocratie elle-même. Parallèlement, les visites officielles dans les régions intérieures sont souvent boycottées ou perturbées par une population toujours désespérée. Pendant ce temps, la situation économique ne cesse de se dégrader (malgré des statistiques rassurantes) par manque de visibilité... politique précisément. L'agenda est pourtant clairement défini et le temps presse. Le projecteur se déplace en premier lieu vers l'Assemblée nationale constituante chargée de rédiger la constitution qui est sa fonction première, d'arbitrer les conflits gouvernement/présidence et d'assumer son pouvoir législatif tant bien que mal. En second lieu du côté du gouvernement, dont le rôle est de rétablir la cohésion nationale, de répondre à l'urgence du chômage, d'administrer correctement le pays et de préparer les prochaines élections (les vraies). Entre-temps, les partis politiques doivent s'organiser et fusionner d'urgence, en tout cas clarifier leurs orientations et se faire connaître sur l'ensemble du territoire pour fonder une alternative crédible. Cette fois, ils n'auront plus l'excuse de l'improvisation provoquée par l'obligation rapide du scrutin d'octobre 2011. En ce qui concerne Ennahdha, ce travail est déjà accompli et le parti est en ordre de marche depuis son 9e congrès, tandis que ses deux partenaires de la coalition (CPR et Ettakatol) se sont au contraire affaiblis à son contact, de manière temporaire ou définitive, l'avenir le dira. Reste à gérer l'antagonisme larvé et durable entre le président du gouvernement, M. Hamadi Jebali (Ennahdha), et le président de la République, M. Moncef Marzouki (CPR), opposés l'un à l'autre pour des raisons idéologiques évidentes et de périmètre de compétences réciproques. Cependant, le chef de l'Etat, malgré quelques maladresses dans sa fonction, est adoubé avec chaleur et sympathie par la France dans ses quatre palais officiels (Elysée, Matignon, palais Bourbon, mairie de Paris). Un tel soutien pèsera lourd dans les rapports futurs entre les deux présidences, mais aussi dans les rapports entre le président du gouvernement et le président de l'Assemblée constituante, M. Mustapha Ben Jaâfar, qui lui-même est proche du Parti socialiste français au pouvoir (Ettakatol fait partie de l'Internationale socialiste). Ainsi, la diplomatie internationale entre dans le champ politique tunisien par la grande porte, car il se trouve de surcroît que le Qatar, partenaire d'Ennahdha, est l'allié privilégié de la France dans le monde arabe. La boucle est donc bouclée comme par enchantement sous le regard bienveillant des Etats-Unis. Les prochains mois seront donc éminemment politiques, car au final, l'intérêt des uns et des autres, et bien entendu des Tunisiens eux-mêmes, est de promouvoir une expérience démocratique dans le seul pays arabo-musulman possible. Pourquoi le seul? D'abord, parce que la Tunisie est un petit pays, à l'économie diversifiée, avec une population instruite, une religion homogène (l'Islam sunnite seul) et dotée d'un Etat moderne qui fonctionne (un peu moins bien aujourd'hui); ensuite, elle n'est pas située dans le chaudron moyen-oriental où tout est compliqué; enfin et par chance, elle ne dispose d'aucune réserve énergétique, ce qui aurait anéanti définitivement ce schéma optimiste. L'histoire trois fois millénaire de la Tunisie prouve à bien des égards que son peuple, souvent au bord du gouffre, est toujours parvenu à tirer son épingle du jeu dans des périodes encore plus délicates que celles que nous traversons actuellement. Un espoir raisonnable est donc permis.