Par Nejib OUERGHI La controverse qui s'installe à propos d'un certain nombre de dossiers brûlants présentés, cette semaine, à l'Assemblée nationale constituante par le gouvernement de la Troïka, au lieu de nourrir un débat profond, nourrit la polémique et précipite l'ANC dans une voie sans issue. Qu'il s'agisse de l'indemnisation des anciens prisonniers politiques, de l'Instance indépendante pour les élections ou de l'Instance provisoire de la justice judiciaire, les sources de discordance sont multiples, voire profondes. Les appréhensions et le doute, qui ont refait surface, se rapportent à des choix et à des orientations considérés en décalage avec les fondements du modèle de société auquel les Tunisiens aspirent depuis la révolution du 14 janvier 2011. Première pomme de discorde : la question de l'indemnisation des anciens prisonniers politiques a soulevé une grande vague de critiques de tous bords et suscité questionnements. Sans nier le droit de ces personnes, spoliées et longtemps victimes d'injustices, à de justes réparations, mettre sur la table ce dossier, aujourd'hui, est une décision qui paraît inopportune et ne vient pas au bon moment. Présenter ce dossier à un moment où l'économie du pays est à plat, les finances publiques sont à rude épreuve, les régions intérieures continuent à attendre fébrilement un signal qui les ferait sortir de leur détresse et les jeunes d'un attentisme de plus en plus insoutenable, est une gageure. Est-on en droit d'affecter une enveloppe de cette importance ( le montant exact fait l'objet de nombreuses spéculations), qui ne figure nulle part dans le budget général de l'Etat, dans le dessein de réparer le préjudice subi par quelques milliers de personnes ( aucun chiffre précis n'a été présenté) depuis l'indépendance du pays, sans se donner les moyens de bien étudier ce dossier sous tous ses aspects et l'intégrer dans le processus de juridiction transitionnelle ? Dans le cas d'espèce, toute improvisation, traitement approximatif ou partisan d'un dossier d'une telle importance et d'une telle complexité ne peut qu'attiser colère et mécontentement des personnes bénéficiaires de l'amnistie générale et provoquer surenchères et doutes. A l'évidence, ce dossier—l'une des raisons invoquées du départ précipité de M. Houcine Dimassi, ministre des Finances du gouvernement—illustre parfaitement le difficile arbitrage dans lequel s'est empêtré le gouvernement, pris en tenailles entre les engagements qu'il a pris et l'impératif de préservation des équilibres financiers de l'Etat. Un problème d'opportunité se pose avec insistance. Il n'a pas été pris sérieusement en considération dans le traitement de cette question, dans la mesure où il existe bien d'autres urgences qui auraient mérité une plus grande célérité de traitement à l'effet de soutenir l'effort de développement et de desserrer les pressions exercées sur de nombreux secteurs d'activité stratégiques qui vivent actuellement sous perfusion. Il en est de même pour le projet relatif à l'Instance indépendante des élections, ou la nouvelle Isie, qui a soulevé bien des appréhensions avant même son examen par l'Assemblée nationale constituante. Là aussi, les modalités de désignation du président de l'instance que de ses membres font l'objet de polémique et de réserves se rapportant à l'indépendance, la neutralité et la transparence de cette structure. Le poids de la Troïka dans la vie politique nationale et son influence dans le processus de prise de décision à l'ANC rendent caduc, craint-on, le fonctionnement de l'instance en tant que structure publique indépendante du pouvoir politique. Enfin, le projet relatif à l'Instance provisoire de la justice judiciaire n'a pas échappé à la règle et, son adoption reste suspendue à la réalisation d'un compromis qui consacrerait son indépendance et viendrait rompre avec le temps où cette instance était un simple instrument entre les mains du pouvoir. L'absence de quorum à l'ANC, nécessaire du reste pour donner corps à ce projet, est révélateur des désaccords qui minent l'action des parties directement concernées, lesquelles peinent à trouver une plateforme commune propre à garantir à cette instance et son indépendance et sa neutralité. Les trois dossiers actuellement en suspens montrent l'impératif d'emprunter de nouvelles pistes d'action pour enclencher un processus réformiste en profondeur et consensuel. Un processus qui ne doit pas obéir à la logique de la majorité automatique, mais doit, plutôt, être en phase avec l'esprit de la Révolution du 14 janvier 2011 et, partant, en rupture totale avec des pratiques qui ont mené la Tunisie, un demi-siècle durant, à une véritable impasse politique, économique, culturelle et sociale.