Par Richard PEAN* Le scénario est toujours identique: révolution puis restauration approximative, voire 2e révolution et stabilisation intermédiaire, mais il y a des cas plus compliqués avec 4 révolutions et un accouchement difficile (IIIe République en France) ou la révolution permanente dans la Chine de Mao par exemple, car on ne réussit pas forcément du premier coup. Changer de régime c'est changer de groupe sanguin et le courage d'aller jusqu'au bout conduit généralement à une guerre civile puis à une longue dépression nerveuse, parce que le corps social est profondément perturbé: la France de Robespierre, la Russie de Staline, la Chine de Mao. Aussi, la plupart du temps, on se contente d'un aménagement décoratif, en limitant la transfusion sanguine au personnel politique; mais cela fonctionne mal, parce que l'ancien régime est plus ou moins reconduit avec d'autres visages: Napoléon 1er, Poutine, Ahmadinejad. La meilleure solution (et la plus sage) serait de mener une politique intermédiaire et provisoire acceptable par les deux camps, le vaincu et le vainqueur, mais à part au Royaume-Uni où la révolution est inconnue, elle n'a jamais réussi ailleurs: Danton en France, Kerenski puis Gorbatchev en Russie, Shapour Bakhtiar en Iran. Gérer une situation post-révolutionnaire n'est donc pas une sinécure, surtout que les bénéficiaires de la révolution ne sont jamais ceux qui l'on faite: qui a représenté les «sans-culottes» de la Bastille ou les marins de Kronstadt et aujourd'hui les révoltés de Sidi Bouzid ou de la Place Tahrir au Caire? Naturellement on prend toujours soin de ne jamais confondre l'allumette avec la cigarette, parce que l'on risque de se brûler. Mais tout cela est de la stratégie politique et chaque pays est un cas particulier fidèle à son histoire. La «Troïka» par exemple, malgré une référence soviétique est un système original de gouvernement que la Tunisie a déjà pratiqué fin XVIe/début XVIIes (Pacha, Dey/Diwan, Bey) et que les Européens appelaient «les puissances de Tunis», où aucun des trois ne détenait véritablement le pouvoir. Autre exemple, les 50 membres de la Choura d'Ennahdha qui ressemble au conseil des 50 cheikhs almohades assistant la dynastie hafside pendant trois siècles. Ou encore les interférences étrangères fréquentes dans le destin de la Tunisie pendant les périodes d'instabilité cruciale: aujourd'hui le Qatar, hier la France, avant-hier la Turquie et l'Espagne, etc. Une révolution peut aussi se donner un modèle (la république romaine pour la France) ou bien l'inventer (Union soviétique, République Populaire de Chine, République Islamique d'Iran), mais quelles sont ses chances de survie? Une dizaine d'années en France, 70 en Russie, autant en Chine peut-être (l'économie est tombée, reste le politique). Aujourd'hui les révolutions sont devenues rares (elles ont été accomplies) et les modèles aussi (ils ont échoué), au fond il n'en reste qu'un seul qui soit le moins mauvais: la démocratie (dixit Churchill). Une démocratie désormais sur mesure, adaptable à chaque culture: démocratie japonaise consensuelle et sévère, démocratie cosaque à la russe, démocratie iranienne islamo-rigide... la Tunisie trouvera sa propre version. Si une révolution est le contraire d'un régime de croisière, elle a une origine qu'il vaut mieux traiter d'urgence, parce que l'histoire s'accélère d'une manière phénoménale. On ne peut plus rêver, croire et patienter comme autrefois, tout se sait instantanément et chaque évènement peut faire boule de neige sur la toile et le lendemain dans la rue. L'allumette d'aujourd'hui c'est l'ordinateur et le portable/vidéo branchés 24h sur 24 sur Internet contre lesquels on ne peut rien. La liberté et la démocratie investissent en effet un média de «destruction massive» dont la puissance n'a pas été mesurée à sa juste valeur par certains gouvernements qui l'utilisent encore comme un simple gadget. Or le déclenchement et la concomitance surprenante des révolutions arabes, par exemple, ne sont pas dus au hasard ou à l'intervention d'une main occulte. Elles ont échappé à tous les spécialistes et conseillers, journalistes, universitaires, diplomates, ainsi qu'aux gouvernements arabes concernés et jusqu'aux pays étrangers pourtant bien renseignés. Même les mouvements islamistes, surpris, ont dû raccrocher le wagon, puisque tous les slogans des révolutions prônaient la liberté contre la dictature, la démocratie contre la corruption et le travail contre la mafia. Ce nouveau type de révolution (plus Facebook que jasmin) défie toutes les prévisions d'avenir dans la forme et dans la durée. Les aventures du gouvernement, de la présidence de la République et de l'ANC passent au scanner minute après minute et sont commentés instantanément sur les PC et les portables du monde entier. La Tunisie est désormais à ciel ouvert et les «citoyens» n'ont pas besoin de parler ni d'écouter ou de lire pour tout savoir. C'est un changement radical qui rend le discours politique compliqué, car pour être crédible, il exige de la clarté, de la transparence et du résultat. En effet, toute manipulation ou tergiversation est détectée et refusée, c'est l'avantage (ou l'inconvénient) de la démocratie directe (rêvée autrefois par Rousseau) avec sa sanction douloureuse et immédiate. En réalité et en étant lucide, trois pouvoirs cohabitent aujourd'hui: le pouvoir officiel avec ses instruments traditionnels de gouvernement, la société civile avec les partis, les syndicats, les associations et les médias, enfin, les réseaux sociaux hyper-connectés touchant la quasi-totalité de la population. Leur interaction déterminera l'évolution ultérieure de la vie politique tunisienne que personne ne connaît pour l'instant. Par ailleurs, il y a également trois échéances décisives en réponse aux motifs qui ont déclenché la révolution et qui ne souffrent ni retard ni jeux politiciens. D'abord une échéance institutionnelle primordiale, qui est la rédaction de la constitution et son acceptation par l'ANC, sinon par le peuple lui-même, car il s'agit des fondations de la maison commune chargée d'éliminer tout risque d'un retour de la dictature. Ensuite une échéance électorale législative et présidentielle garantissant un minimum de stabilité et de représentativité et donc de légitimité dans la durée. Enfin, une échéance sociale, la plus délicate à gérer, parce qu'elle s'adresse à l'être humain dans sa fragilité intime. Certes, ce dernier facteur n'a pas été pris en compte par les élections, car les jeunes ont peu voté et on ignore son ampleur réelle, mais il pourrait devenir à terme et en étant pessimiste une variable d'ajustement aisément manipulable. Il s'agit d'une partie de la jeunesse issue récemment de l'exode rural, sans diplômes, sans emploi, sans repères et entassée dans les quartiers populaires des grandes villes. Elle cède déjà à la délinquance et aux sirènes du jihadisme local ou international, substitut à une émigration désormais impossible. Or à cette partie de la jeunesse s'ajoute la seconde, plus nombreuse encore et composée cette fois de diplômés également sans emploi et qui était précisément à l'origine de la révolution, mais qui demain pourrait prendre un autre chemin... ou bien le même. La société tunisienne est parfaitement consciente de ce danger, dont nous avons remarqué ici et là les démonstrations inquiétantes: attaques de bâtiments publics, de biens privés et de personnes, sit-in à répétition, immolations par le feu. Dans ce cas, il n'est plus question de concepts politico-religieux, mais d'un profond sentiment de désespoir qui se nomme le nihilisme, et qui peut à l'occasion revêtir toutes les apparences possibles. Les prochains gouvernements seront pendant longtemps confrontés à ce problème très difficile à résoudre, car la question consiste à réintégrer socialement cette jeunesse perdue en lui offrant un vrai travail. Or à défaut d'y réussir, le système démocratique qui se met en place, ne pourra pas se permettre de réprimer seulement, comme la dictature le faisait habituellement. Le dilemme est donc à haut risque bien que pour l'instant, l'entraide familiale joue provisoirement son rôle de calmant. Bien entendu, une réponse relativement correcte à ces trois échéances serait susceptible de remettre le pays sur les rails et d'envisager une période de transition en limitant les risques de dérapage. Mais ce schéma raisonnable est théorique et sans valeur, car les expériences précédentes à travers le monde démontrent les difficultés d'apaiser une situation intermédiaire qui peut rebondir à tout moment et dans toutes les directions. Mais pour revenir à l'histoire qui éclaire et détermine souvent le présent, parions que la Tunisie, qui a su négocier habilement son indépendance en 1956 (la 1ère en Afrique) et dégager son dictateur en 2011 (le 1er dans le monde arabe), parviendra encore une fois à montrer à ses pays frères le meilleur chemin à suivre. *(Editeur)