Par Mohedine BEJAOUI Il n'a échappé à personne que l'économie tunisienne passe par une crise de grande ampleur. Les retombées de la révolution se conjuguèrent à la récession mondiale, livrant le marché tunisien aux pires incertitudes. L'investisseur détestant l'opacité, finances nationale et étrangère passèrent de l'expectative à la méfiance, la dégradation de la crédibilité tunisienne ne tarda pas à sonner la fin de la récréation. Des indices objectifs ont achevé de convaincre les agences de notation que l'économie tunisienne dévale une pente glissante. Le rapport annuel 2011 de la BCT le confirme, dépeignant un tableau lucide, alarmant. Tous les voyants virent au rouge, au grand dam du gouvernement qui eut préféré casser le thermomètre pour éliminer la fièvre. L'ex-gouverneur de la BCT l'a su à ses dépens, lui qui fut considéré comme l'oiseau de mauvais augure appartenant à la même espèce que les prévisionnistes de l'Institut national des statistiques peu prompts à «surmaquiller» la mariée pour la rendre moins moche. Les chiffres sont têtus, en 2011 le taux de croissance atteint (- 1.8%), le déficit de la balance des paiements courants s'aggrava de 7.4% avec une chute des réserves en devises de 19%, soit moins de 4 mois de capacité d'importation, l'emploi perdit 107 000 postes avec un taux de chômage formel de 19%, l'encours de la dette culmine à 44.5% du PIB, le déficit budgétaire est à 3.7% du PIB, le taux d'inflation tourne autour de 4% , sachant que les produits frais et alimentaires ont connu une hausse des prix de 7.7%. Bien au-delà de ces contreperformances macroéconomiques de l'année 2011, la défiance fut davantage une réaction aux tergiversations du gouvernement quant à la reprise en main de pans sectoriels infestés par la prévarication des proches de l'ex-dictateur. Ces hésitations se traduisent par une approche budgétaire électoraliste et dispendieuse qui ne tarda pas d'étrangler des finances publiques exsangues. Le limogeage du gouverneur de la BCT dont la compétence est mondialement établie s'inscrit dans une volonté mal dissimulée de reprendre le contrôle de l'institut d'émission faisant craindre la tentation de «la planche à billet», sans oublier des motivations politiciennes moins avouables. Les largesses budgétaires (hausse du Smig, recrutement de fonctionnaires) et le dopage monétaire sont les deux mamelles dont se nourrit la hausse des prix qui a atteint un niveau inquiétant sous la pression de la dégradation de la production. La spirale hyper-inflationniste guette une économie réelle en forte dépression. Il est bien connu que l'inflation progresse à un rythme géométrique et baisse selon un tempo arithmétique, un peu comme la fièvre. Ce serait socialement intenable, politiquement dangereux dans une Tunisie qui piaffe d'impatience, au bord de la crise de nerfs. Dans ce contexte de finances tendues et de tentation dépensière émergea le sujet légitime, néanmoins anachronique de l'indemnisation des victimes, il n'en fallait pas plus pour persuader le ministre des Finances, M. Dimassi, de rendre le tablier. Le Premier ministre semble plus pressé à entrer en campagne électorale qu'à redresser l'économie nationale. L'arbitrage «court-termiste» l'emporterait sur les impératifs de réformer des structures économiques gangrénées par des années de corruption et de malversation. A la discutable allocation optimale des ressources par le marché, la dictature répartissait les sources de revenu dans un système mafieux d'échange de faveurs, plutôt que d'échange de valeurs. Un souvenir trop frais dans l'esprit des Tunisiens qui pousse l'argument au procès d'intention, certains ne se privent pas de reconnaître parmi les bénéficiaires potentiels de l'indemnisation une majorité de Nahdhaouis qui ne manquerait pas de rétroverser leurs quotités au parti islamiste. Le contribuable financerait donc la réparation du préjudice subi par des militants et participerait au renflouement de la caisse de leur parti politique au détriment des autres organisations concurrentes. Les élus victorieux de la dernière élection, grâce à leurs présupposées vertus, s'exposeraient ainsi à la suspicion. Certes, le droit à réparation pour ceux qui ont souffert sous la dictature est légitime, le droit à reconsidération de plusieurs centaines de milliers de laissés-pour-compte n'est pas moins légitime, ces héros du quotidien dont la nécessité est devenue une seconde nature, relégués dans leurs bleds à mille lieues de l'eau potable et de l'électricité mériteraient bien plus qu'un toit décent, une vie digne. Des centaines de militants croupirent des années dans les geôles de la dictature et souffrirent le martyre, une classe sociale déshéritée était – est encore — emprisonnée à ciel ouvert dans une misère transmise de père en fils comme une tare génétique, comme une fatalité. La question de l'indemnisation est davantage éthique et morale que politique ou financière ; la hiérarchie des priorités devrait réserver le premier échelon à ces Tunisiens dont la voix est inaudible depuis toujours, plutôt qu'à ceux qui ont l'oreille attentive et la porteuse du prince depuis le 23 octobre. Les temps sont durs pour notre économie nationale: la conjoncture internationale met l'Euroland, notre premier partenaire commercial, au bord de l'implosion, la facture énergétique flambe, le chômage des jeunes et moins jeunes continue sa hausse, les attentes des régions défavorisées souffrent l'urgence, les rentrées fiscales chutent... La réponse que dicte le contexte paraît cruelle : la rigueur. Revenir au respect des équilibres économiques fondamentaux après cette descente aux enfers est la solution douloureuse, impopulaire, qui, s'ajoutant à l'austérité imposée aux plus démunis depuis des lustres, risque d'attiser le feu d'une révolution qui ne s'éteignit pas le 23 octobre. Entre l'exaspération de la population et son impatience de cueillir les fruits de sa révolte, les visées électoralistes d'Ennahdha, l'amateurisme d'une gouvernance partisane, la relance économique sans marges financières, se noue un dilemme cornélien qui pousserait à la fuite en avant. Gagnons les élections, nous verrons plus tard ! Persister dans cette voie serait commettre une faute dont les conséquences seraient dramatiques. Alors qu'un processus de désindustrialisation est en cours, que les capitaux étrangers boudent notre économie, que la fuite des capitaux nationaux se précise, le sens des responsabilités appelle à des arbitrages lucides, réalistes, in fine patriotiques. Les accès du rigorisme religieux appelant les uns et les autres à adopter un comportement austère bien indiqué pendant ce mois de piété jure avec une frénésie dépensière d'un gouvernement plus soucieux de gagner les prochaines élections que d'assurer la mission pour laquelle il a été élu: gérer en bon père de famille et résister à la tentation de dilapider les bijoux de famille. Le discours de la rigueur qu'on nous sert depuis quelques mois est à géométrie variable, injonctif lorsqu'il s'adresse aux comportements individuels censés appartenir à la sphère privée, permissif lorsqu'il s'agit de gestion des biens collectifs qui sont conçus pour satisfaire l'intérêt général. Sans faire de procès en incompétence ou inexpérience, le contexte appelle à la rigueur économique plutôt qu'au rigorisme des mœurs, à la décence plutôt qu'à la compassion sélective.