Par Richard PEAN* Depuis la mise en place du gouvernement conduit par Ennahdha, on assiste à une levée de boucliers contre un intégrisme rampant qui menacerait jour après jour les acquis de la modernité. Le cauchemar (entretenu) d'une Tunisie islamiste hante l'esprit d'une partie de l'opinion (ici et ailleurs) effrayée d'une telle perspective qui s'étendrait à d'autres pays arabes autrefois «réputés calmes». N'en déplaise aux météorologues de «l'hiver islamiste» et de la «vague verte», les réalités sont plus nuancées. Le succès relatif du PJD au Maroc lui permet de diriger un gouvernement, néanmoins circonscrit par les pouvoirs d'un monarque à la fois libéral et Commandeur des croyants, ce qui ne lui facilite pas la tâche; en Algérie, les islamistes ont échoué ainsi qu'en Libye où les «libéraux» de l'AFN sont victorieux, bien que le peuple vive selon la charia depuis toujours? Quant à l'Egypte, l'élection de Mohamed Morsi et des frères musulmans s'est jouée à 3 points seulement, l'armée conservant quoi qu'il arrive (avec ou sans Tantaoui) un pouvoir déterminant. En Tunisie, les élections avaient pour objectif d'installer une Assemblée constituante à pouvoir législatif temporaire et limité. Le gouvernement et le président demeurant provisoires jusqu'à la promulgation de la constitution et la tenue d'élections législatives et (ou) présidentielles. Concernant les résultats, il convient de noter que le taux de participation n'a atteint que 50% du corps électoral, c'est-à-dire qu'Ennahdha a obtenu 40% de la moitié des électeurs qui, seuls, se sont exprimés, soit dans l'absolu 20% des électeurs en âge de voter, ce qui est loin d'être un raz-de-marée. Malgré cela, le succès des islamistes monte à la tête des uns et des autres sans avoir été analysé à sa juste mesure. En effet et contrairement au discours ambiant, il ne reflète nullement une volonté populaire d'un retour à l'Islam prophétique, mais seulement une revanche compréhensible sur deux dictatures successives qui ont imposé de manière autoritaire une vision laïcisante de la société pendant un demi-siècle. Il s'agit donc d'un retour de balancier (débloqué par la révolution), que l'on a déjà observé avant-hier en Iran, mais d'une manière immédiate et totale et hier en Turquie, avec un long décalage et davantage de souplesse et de modération. Néanmoins, aujourd'hui personne ne contestera l'existence d'une opinion conservatrice voire anti-impérialiste en Tunisie et c'est un signe de bonne santé. Une partie des citoyens, en effet, a parfaitement le droit d'être attachée à ses valeurs ancestrales et à les défendre contre toute agression intérieure ou extérieure, autant qu'elle a le droit et le devoir de soutenir et d'aider ses coreligionnaires humiliés ou menacés dans tel ou tel pays étranger. Le courant traditionnaliste ou conservateur, au même titre que le courant libéral ou (et) progressiste, est essentiel à l'équilibre moral d'une société apaisée. Supprimer ou opprimer l'une des deux composantes, c'est détruire une cohérence, tout comme dans une famille si on éliminait les grands-parents ou à l'inverse les petits-enfants. Ces deux courants fondamentaux, opposés mais complémentaires, animent la dialectique des civilisations en marche vers le progrès depuis plusieurs siècles et dans le monde entier. Dans ce domaine, le Royaume-Uni reste l'exemple à suivre dans la recherche d'un consensus, capable d'éviter à chaque conflit des blessures frontales longues à cicatriser. D'autres pays ont souffert pour apprendre cette culture du compromis positif et même certains d'entre eux ont détourné ces deux courants de pensée vers un asservissement totalitaire, conduisant le conservatisme au fascisme et l'idéalisme progressiste au communisme. Si l'histoire a condamné l'expérience tragique de ces systèmes tyranniques, univoques et fermés sur eux-mêmes, cela ne signifie pas pour autant qu'ils ont totalement disparu, ou qu'ils ne puissent pas renaître un jour. Cela dit et fort heureusement, chaque pays dispose d'un héritage spécifique dans lequel il doit puiser les forces nécessaires à son épanouissement politique et social. La Tunisie possède quelques atouts en la matière: d'une part, le sens des réalités et le refus du désordre et, d'autre part, la haine de l'injustice et l'amour de la liberté, telles sont les deux faces d'une médaille identitaire, dont le sens de la négociation constitue la marque de fabrique. Partant de ce constat, il semblerait présomptueux de vouloir imposer tel ou tel mode de vie, ou manière de penser ou de se conduire, à un vieux peuple très jeune qui vient tout juste de «dégager» un dictateur, car à moins d'un cataclysme majeur, déluge universel ou invasion barbare par exemple, aucune société ne régresse dans le passé, cela ne s'est jamais vu. Cependant que le parti au pouvoir teste sans arrêt la société dans tous les secteurs (médias, religion, CSP, culture, économie, syndicats, partis, mode de vie, etc.) afin d'évaluer ses réactions? Quoi de plus naturel puisque celle-ci réagit à chaque fois qu'elle se sent agressée et sonde à son tour le gouvernement pour qu'il en tire les conclusions et rectifie son positionnement. Certes, ce jeu est pénible et souvent douloureux, mais c'est le seul moyen de connaître les désirs et les refus du peuple et de savoir jusqu'où ne pas aller trop loin, bien qu'aujourd'hui et avec le temps qui passe, les positions des uns semblent se compliquer alors que celles des autres au contraire ont tendance à se clarifier. Les mois qui viennent risquent en effet d'annoncer autant de divisions que de regroupements, selon les deux axes souhaités: un pôle islamo-conservateur et un pôle libéral-progressiste. Si la Tunisie parvient à créer les conditions d'une telle alternance, en suivant le modèle turc par exemple, les espoirs de la révolution auront été atteint dans la dignité et le respect des martyrs du 14 janvier. Sans doute, cette 2e période de transition permet de prendre conscience chaque jour davantage des enjeux de civilisation qui sont en débat et de déterminer en conséquence le poids respectif des adversaires/partenaires de la scène politique. C'est en fonction de ces éléments qu'il est possible d'élaborer une constitution acceptée par le plus grand nombre, sachant qu'au moins, l'unanimité est déjà réalisée sur le type de régime à bannir définitivement. Cependant, si les élections législatives et (ou) présidentielles ont pour objectif d'installer le pays sur les rails dans la durée, encore faudrait-il les préparer sérieusement (Isie), de telle manière qu'elles ne prêtent pas le flanc à une critique ultérieure déstabilisante. Ainsi les échéances se précisent, bien que les dates restent encore approximatives. Il est temps désormais de préparer l'avenir commun avec lucidité et optimisme. Après tout, la politique est aussi affaire de convictions et de courage et dans ces deux domaines précisément, personne n'oserait affirmer qu'il en détient le monopole exclusif. *(Editeur)