Par Mathieu ROUSSELIN * Que faire de ses élites après une révolution ? De nombreux pays ont dû faire face à cette épineuse question de science politique par le passé. Faut-il limoger tous les responsables de l'appareil d'Etat, tous les chefs de service des ministères, les directeurs des administrations déconcentrées ainsi que tous les cadres des entreprises publiques au motif qu'ils avaient partie prise avec l'ancien régime ? C'est perdre irrémédiablement une expertise et une expérience de la conduite des affaires de l'Etat, fort précieuses dans une période de transition post-révolutionnaire. Convient-il alors plutôt de conserver les équipes en place et leurs compétences techniques en faisant le pari que les serviteurs de l'Etat accepteront un transfert de loyauté (les « loyalty shifts » évoqués par le politologue Ernst Haas), qu'ils développeront de nouvelles allégeances et assureront une certaine continuité de l'Etat au cours de la phase de transition ? C'est courir le risque de voir se maintenir aux plus hauts échelons de l'appareil d'Etat des fonctionnaires ayant activement contribué à la perpétuation de l'ancien régime et qui pourraient faire obstacle au renouveau démocratique. Et c'est bien évidemment porter le flanc aux sempiternelles attaques sur la révolution manquée, la révolution inachevée, la révolution incomplète... Au risque de forcer quelque peu le trait pour la clarté de l'argument, il existe en matière de justice transitionnelle deux expériences de l'après-1989 fort distinctes qui tiennent lieu de modèles : la lustration tchèque et le « gros trait » polonais. A Prague, la loi de lustration (lustrace) d'octobre 1991 a conduit au remplacement d'un nombre important de responsables dans toutes les structures de l'Etat, de la police secrète aux universités, des fonctionnaires des ministères aux dirigeants des organes de presse, en passant par les entreprises publiques, l'armée, les hôpitaux, les juges ou les avocats. Ces remplacements résultaient de la volonté politique du gouvernement de Vaclav Klaus (1992-1997) mais ne s'appuyaient pas sur des décisions de justice. Les personnes écartées ne pouvaient que difficilement introduire des recours contre ce que l'Organisation internationale du travail dénonçait dès 1993 comme une discrimination sur la base des convictions politiques. Symbole de «l'injustice transitionnelle» selon le sociologue Roman David, la lustration tchèque fut critiquée pour son manque de discernement, réservant par exemple un temps le même traitement aux personnes ayant collaboré avec la police secrète et aux personnes ayant simplement été approchées lors d'une tentative de recrutement. Le système aura en outre poussé de nombreux cadres du service public à mettre leurs compétences au service des intérêts privés d'entreprises nouvellement nationalisées. A moins de 600 kilomètres de Prague, Varsovie a choisi une voie différente, celle du « gros trait » (gruba kreska) que le Premier ministre Tadeusz Mazowiecki a proposé en 1989 de tirer sur le passé communiste, en ne poursuivant pas les personnes ayant collaboré avec le régime pour leurs crimes passés et en ne conservant comme uniques critères pour l'accès aux positions de responsabilité dans la fonction publique que la compétence et la fidélité au nouveau régime. Il faudra d'ailleurs attendre 1997 pour voir l'adoption d'une loi polonaise de lustration, les précédentes moutures ayant été déclarées inconstitutionnelles. Quant à la loi de 1997, elle instaure un système moins punitif qu'en République tchèque : les principaux responsables politiques et élus sont tenus de remplir une déclaration précisant s'ils ont ou non coopéré avec les services du régime communiste. La déclaration est soumise à une diète dominée par les anciens communistes qui peut ensuite saisir le juge selon la gravité des faits reconnus. En 1997, 11 des quelque 7.000 candidats aux élections locales ont accepté de remplir ladite déclaration ! Cette stratégie de l'oubli et du pardon, parfois comparée à la Commission vérité / réconciliation en Afrique du Sud, a néanmoins ses limites. Trente ans après la fin du communisme, l'abcès de la collaboration de l'élite avec le régime communiste n'a toujours pas été percé, provoquant de lancinants problèmes de mémoire collective remarquablement analysés dans les travaux de Georges Mink. En outre, le traitement à réserver aux anciens communistes nourrit des poussées de populisme lors des consultations électorales. Ainsi en 2006, l'arrivée au pouvoir des frères Kaczynski s'était traduite par une remise en cause de la stratégie du gros trait en faveur d'un bras de fer avec les intellectuels (au premier rang desquels feu Bronislaw Geremek) autour de l'Institut de la mémoire nationale, que le nouveau pouvoir politique voulait ériger en véritable tribunal du communisme. De ces deux stratégies, quelle est la meilleure, en tout cas la plus appropriée au cas tunisien ? Commençons par dire qu'aucun « modèle » étranger ne doit jamais être exporté sans tenir compte des besoins et de la situation spécifiques du pays. Comme écrit par Montesquieu dans L'Esprit des Lois : «Les lois doivent être tellement propres au peuple pour lesquelles elles sont faites, que c'est un très grand hasard si celles d'une nation doivent convenir à une autre». Mais Prague et Varsovie sont deux points distincts sur la ligne continue de la justice transitionnelle où toutes sortes de solutions intermédiaires sont également possibles. Elles fournissent en tout cas deux exemples historiques qui pourraient utilement alimenter le débat public en Tunisie. C'est aux Tunisiens eux-mêmes de choisir, en toute connaissance de cause et à partir d'une analyse des coûts et bénéfices de chaque stratégie. Sur le plan des bénéfices, les deux stratégies ont mené à des résultats économiques et politiques comparables. En 2004, la République tchèque et la Pologne ont en effet intégré au même moment l'Union européenne, après une décennie de réorientation économique menée tambour battant par des néolibéraux d'inspiration tchatchérienne (Vaclav Klaus en République tchèque et Leszek Balcerowicz en Pologne), avec son lot de privatisations et de souffrances sociales, alimentant la nostalgie de l'ère ancienne – nostalgie qui, soit dit en passant, ne manquera pas de voir le jour en Tunisie. Sur le plan des coûts, la stratégie du pardon implique que la société accepte le maintien au pouvoir de l'élite ancienne et donc qu'elle renonce à la satisfaction immédiate de renverser la table, tant au nom de l'efficacité du management public que du refus moral de la chasse aux sorcières. La stratégie du pardon demande également une grande maturité de la part de la communauté nationale, sans quoi la fièvre populiste peut regagner le corps électoral. Quant à la stratégie du châtiment, elle implique que la société accepte une dégradation de la qualité des services publics le temps que la nouvelle génération soit formée à prendre la relève. Elle implique également un climat général de suspicion entre voisins, entre collègues, voire à l'intérieur des familles, jusqu'à ce que la société soit prête à oublier ou à pardonner. * (Chercheur au Centre pour la gouvernance et la culture de l'Université de St. Gall en Suisse)