« Le soleil s'est couché depuis longtemps sur la vieille Europe. Les croisades sont oubliées, et l'époque coloniale a vieilli d'un seul coup de plusieurs années-lumière. La chrétienté marchande et industrielle n'a plus aucun secret pour dominer le monde, et la gloire des Blancs n'est plus qu'une survivance provisoire.» Voilà l'un des constats catégoriques dressés par Serge Latouche, auteur de L'occidentalisation du monde.Ce petit ouvrage, très éclectique dans ses références, représente à lui seul toute une bibliothèque et ses rééditions successives démontrent qu'il n'a pas pris une ride. Serge Latouche est l'un des animateurs de la revue antimilitariste MAUSS. Ce philosophe économiste, penseur de la décroissance, adopte une approche on ne peut plus critique envers l'orthodoxie économique. Il établit que la notion de développement n'est qu'un leurre destructeur d'identité et qu'il est essentiel à la survie de l'humanité de défendre la tolérance et le respect de l'autre. Il s'interroge enfin sur les formes possibles d'aménagement d'une vie humaine plurielle, dans un monde singulièrement rétréci par les nouvelles technologies et la mondialisation. Comment caractériser l'Occident et l'individu occidental ? Pas à pas, Latouche cerne ce qui définit l'Occident, «polygone à trois dimensions, judéo-héllénico-chrétien», nébuleuse qui, comme l'univers de Pascal, a son centre partout et sa circonférence nulle part. Il relève que la structuration des sociétés occidentales, qui sont d'abord des sociétés politiques, en Etats-nations, constitue la base fondamentale de l'identité des individus membres de ces collectivités. Latouche précise que l'Occident n'est ni un peuple, ni une culture ou une civilisation se référant à une collectivité, ni une foi, mais une machine techno-économique où la consommation tendrait à se substituer à toute autre identification culturelle. Citant Johan Galtung, l'auteur dresse une liste des particularités de l'Occident. Sur le plan de la structuration de la société, il remarque une division verticale de la communauté et une organisation centralisée du travail, ainsi qu'une atomisation des individus à l'intérieur des groupes. Il relève également une conception centriste et universaliste de l'espace, une vision des relations humaines en termes de domination et une approche linéaire du temps, axée sur le présent. Ce dernier aspect n'est pas bénin, car il en découle que l'Occidental fait de la vie terrestre une valeur par excellence. « Quand on n'a plus l'éternité devant soi, la vie est une lutte inquiète contre le temps, une lutte obsessionnelle contre le temps, propre à l'homme occidental » ajoute Latouche. Enfin, l'auteur lie les concepts d'individualisation, de droits de l'homme, et d'économie, placés sous la houlette du protestantisme, qui va donner à l'Occident une impulsion nouvelle. L'individualisme poussé à l'extrême débouche sur l'utilitarisme. « La forme profane du protestantisme est l'économie politique.» Dans le même temps, l'universalisme de cette conception se dote d'une teneur positive : la proclamation des droits de l'homme. Tout en considérant que ces deux aspects sont parfois ardus à départager, Latouche estime que la société occidentale contient un versant émancipateur, celui des droits humains, mais aussi un côté spoliateur, celui de la lutte, de la compétition et du profit. Un processus économique Latouche définit l'occidentalisation comme un processus économique d'industrialisation, d'urbanisation, un processus culturel à double effet : universel par son expansion et son histoire, reproductible par le caractère de modèle de l'Occident et sa nature de « machine ». Mais l'ordre marchand s'établit au détriment de la sécurité et de la solidarité, ce qui conduit à une déshumanisation de la société. Dans la mesure où la consommation, qui uniformise les modes et les modèles, se substitue à toute autre identification culturelle, le corollaire du développement d'une partie du monde résidera dans la déculturation et le sous-développement du reste de la planète. Et l'auteur d'ajouter : « le totalitarisme aime l'uniforme, et le conforme y mène directement ». Latouche en conclut que la seule universalité praticable ne pourrait donc reposer que sur un consensus vraiment global qui passe par un dialogue authentique entre les cultures. « Le pari qu'il y a un espace commun de coexistence fraternelle à découvrir et à construire vaut la peine d'être fait.» Ainsi, lorsque la culture réceptive de l'occidentalisation est menacée dans son être propre, on assiste à un ethnocide, stade suprême de la déculturation. Le processus est d'autant plus fort que, dans les sociétés traditionnelles, la culture comprend tous les aspects de l'activité humaine. C'est la métaphysique occidentale, héritière de Platon, qui distingue le corps de l'esprit. Alors que certaines collectivités ont adopté les acquis économiques et de fonctionnement de l'Occident, tout en gardant leur culture (le Japon et l'Inde, par exemple), d'autres y ont laissé leur identité, se transformant en masses ignorantes, blessées, qui, pour se regarder, usent des lunettes de l'autre, le colonisateur. Selon Latouche, l'Etat, hors de l'Occident, ne se fond pas dans la société, mais reste à côté, s'efforçant de la détruire, ou de la corrompre, de la clochardiser. La modernisation s'opère ainsi au détriment de l'identité de la culture, de la société qui l'accueille et la met en pratique. Comme exemple d'inadéquation entre les nécessités d'une société traditionnelle et une organisation de l'espace qui relève des besoins d'une société atomisée, vivant à l'européenne, Latouche mentionne les HLM algériens. Et il conclut : « L'enfant des zones, sauf exceptions heureuses, ne connaît de l'espace civilisé que les paysages les plus dénaturés où la laideur le dispute au rebut, l'insécurité à l'insanité. » Limites du processus Ce processus complexe comporte toutefois des limites, au nombre desquelles il faut reconnaître l'échec du développement économique du tiers-monde, les impasses industrielle et culturelle étant étroitement liées. Une seconde limite est apportée par le caractère non infini des ressources de la planète : « (...) si le monde entier vivait à l'heure américaine (...) toutes les réserves connues de la planète seraient épuisées en quelques mois, l'encombrement aérien empêcherait tout avion de décoller, la pollution ne tarderait pas à nous asphyxier. » À cela s'ajoute que la société occidentale est elle-même en crise, sur le plan de ses valeurs parce que, au niveau de l'imaginaire, elle n'a pas d'autre projet à offrir que la croissance matérielle. La destruction du lien social qui permettrait à la machine de bien fonctionner constitue également une facette de son échec. Avatars des sociétés occidentales, le mouvement identitaire et l'islamisme radical doivent être regardés comme des réactions à la déculturation imposée par le mode de vie occidental. Le fanatisme d'une frange, certes minoritaire de la population, est à la mesure de sa déception et représente une réponse universaliste à l'universalisme occidental. Sur le devenir de la société occidentale, Latouche ne se montre guère optimiste. « La perte de sens sera très lente et infiniment longue, puisque le mythe impérial survivra à Byzance, dans l'Occident carolingien, et dans le Saint-Empire qui ne tombe qu'en 1806 ! Le monde antique était mort et nul ne le savait encore. Alors, qui nous avertira de la mort de notre civilisation ? Yvonne BERCHER Serge Latouche ; L'occidentalisation du monde, Ed. La Découverte/Poche, Paris 1989, 1992, 2005.