Par Ali HAMDI * Le discours, les actes et la manière d'être des tenants du «retour aux sources» qui ont fait brutalement irruption ces derniers mois dans beaucoup d'endroits en Tunisie me poussent intellectuellement — comme beaucoup d'autres — à participer modestement à ce débat contradictoire sur l'identité culturelle. Parce que c'est de cela qu'il s'agit. Opaque par définition, l'identité culturelle s'est problématisée davantage à la faveur de différentes évolutions du monde. Comment, en effet, dans un monde globalisé, repenser l'identité culturelle dans ses rapports à l'ouverture sur la culture universelle sans renoncement à soi-même, et à la spécificité sans le rejet de l'Autre ? Dans la société-monde d'aujourd'hui, ne serait-il pas fondé de reconnaître sans état d'âme l'impossibilité réelle de l'intégralité culturelle de toute formation sociale originelle et l'inéluctabilité de l'altérité culturelle de toute formation sociale présente ? Faisons d'abord la part des choses. 1. L'identité : un retour permanent sur soi : L'identité culturelle originelle est un repère de reconnaissance. Une référence d'identification absolument fondamentale pour l'équilibre psychologique et la considération de soi. Ce pourquoi je récuse l'affirmation du philosophe Alain assimilant l'identité à un «leurre». Je récuse avec autant de force l'affirmation du sociologue Alain Touraine pour qui «l'identité est une illusion». Dans le même ordre d'approche, je refuse les appels à la laïcité qui n'ont nullement de sens dans un pays musulman. Plus qu'une provocation absurde, cette idée est tout simplement idiote. Je fais mienne plutôt la thèse de l'historien Jacques Berque, considérant l'identité comme «une donnée». Là-dessus, il faut dire tout de suite que notre identité collective est structurée à la base dans une aire culturelle nationale, nationalitaire et islamique. Se complétant, ces trois dimensions identifiantes participent intensément au façonnement de notre éthos identitaire. Ces précautions étant prises, doit-on pour autant se complaire dans des schèmes identificatoires déclarés strictement spécifiques, comme nous le propose le discours salafiste. 2. La tentation de l'enfermement identitaire : Les progrès considérables des sciences et des techniques durant le siècle dernier (qu'on appelle d'ailleurs pour cela le siècle court) et le développement vertigineux des technologies de l'information et de la communication, fortement propulsé ces vingt dernières années par la mondialisation, ont puissamment bousculé les traditionnelles perceptions du monde, entraînant ainsi la remise en cause de nombreuses vieilles certitudes. Parmi celles-ci l'intégralité et la territorialité de l'identité culturelle. Aussi, dans sa dialectique permanente avec le moi historique et la culture ambiante, une identité culturelle opérante ne peut être, pour se maintenir, que dynamique. Dès lors, elle n'est jamais définitivement construite et achevée. Autant parler alors d'un processus perpétuel d'identification. Comment peut-il en être autrement ? A une époque fortement marquée par la transnationalisation de la production, des échanges et des valeurs politiques et culturelles, par les changements rapides qui font que l'évolution n'est plus linéaire et lente, mais provoquée et accélérée, la culture constitue à l'évidence, plus que jamais, un levier de développement. Objet d'investissement affectif et signe de reconnaissance de soi, la religion, l'arabité et les caractéristiques nationales sont indiscutablement des paramètres fondamentaux d'identification. Mais, dès lors que la mondialisation accélère la circulation de toutes sortes de flux (capitaux, hommes, biens matériels et immatériels ...), ces invariants compris au sens restrictif sont-ils suffisants? Aujourd'hui, une identité culturelle gagnante n'est plus simplement une relation à soi. Elle est aussi une relation à l'autre. Les chantres du salafisme oublient magistralement que la civilisation musulmane n'a été plus glorieuse, plus prestigieuse et plus rayonnante que pendant la période de dialectique culturelle et d'ouverture sans complexe sur l'Autre. Plus encore, dans le monde d'aujourd'hui, l'identité n'est plus uniquement Une. Elle est multiple. Elle n'est plus uniquement simple. Elle est complexe. L'entrée dans la modernité en tant qu'acteur dans l'histoire présuppose une approche non fixiste de l'identité culturelle et une réélaboration de ces rapports à l'authenticité et à la civilisation de l'universel. Cette stratégie identitaire doit être conçue selon une double approche. 3. L'approche critique du patrimoine culturel : Dans sa dimension profane, le patrimoine culturel doit faire l'objet d'une approche rénovée et dépassionnée. Toute la problématique de l'identité arabo-musulmane et de ses difficultés d'adaptation ne vient nullement de la religion, mais de la conception qu'on se fait du patrimoine culturel qui s'est développée pendant les périodes de décadence. Sacralisé, inaltérable, intangible dans le discours intégriste et même dans un certain discours intellectuel, le patrimoine est assimilé à la religion. Comme tel, il est considéré comme porteur d'une vérité définitive. Alors qu'il n'est rien d'autre que la somme de l'interprétation (Ijtihad), et des savoirs accumulés dans des circonstances politiques, sociales et économiques et dans des cadres de connaissance historiquement datés. C'est bien cette conception statique du patrimoine qui a favorisé l'accumulation de toutes sortes de scories, vicié la notion de l'identité culturelle et, en fin de compte, bloqué les fonctions créatrices de la raison. Il s'agit là, précisément, d'une marque essentielle de toute pensée traditionnelle. De cette identité fermée s'est développée la notion de spécificité considérée abusivement comme particulière. Dans cette acception, la spécificité ne peut être qu'un handicap à l'évolution de la culture et à la fonctionnalisation des modes nouveaux de connaissance, et un facteur reproducteur du sous-développement des formes d'organisation politique et socioéconomique. A vrai dire, et pour élargir le champ de la problématique, l'enfermement identitaire du discours intégriste s'est trouvé curieusement favorisé par un certain discours sociologique sur la spécificité culturelle de la société arabe. Présentée encore et toujours en termes conflictuels avec l'Occident, les tenants de ce discours localiste appellent à une sociologie arabe. Et, pourquoi pas, une psychologie, une physique ... arabes! Cela veut dire tout simplement une rupture épistémologique avec les sciences sociales occidentales. Par-delà nos lourds contentieux historiques et nos conflits actuels avec l'Occident et la méfiance somme toute légitime qu'on peut avoir à son égard, il faut admettre que le problème ne réside pas tant dans la spécificité de telle ou telle société qui est, en dernière analyse, de degré et non de nature. Mais dans l'interaction des éléments du système social. II s'ensuit que si les prémices d'une certaine spécificité sont justes, les conclusions qu'on en tire sont fausses. Au total, ce discours isolationniste se trompe d'époque et d'outils d'action. Aujourd'hui, tout indique que l'avenir appartiendra aux sociétés qui auront su s'adapter aux changements rapides pour pouvoir s'insérer positivement dans le monde moderne. Alors que, dans toutes les sciences sociales, les spécificités ne sont plus que des nuances, la dérive culturaliste dresse entre nous et les autres des murs quasiment infranchissables. Tandis que l'accès à la modernité appelle obligatoirement la mise à contribution des biens culturels universels et que le développement réel exige des attitudes «agressives», ce localisme sociologique nous propose pour toute arme une spécificité à fleur de peau, un mécanisme d'autodéfense symbolique qui, chacun le sait, n'est plus payant. Décidément, il y a des amours qui tuent. 4. Approche moderniste : Débarrassé de ses facteurs immobilisants, le regard nouveau sur nous-mêmes et sur la culture universelle nous permettra de réélaborer nos rapports à l'Autre. Cet Autre n'est rien d'autre finalement que la décantation de la civilisation humaine. En fait nous n'avons plus le choix. D'abord parce que l'identité historique, aussi glorieuse fût-elle à certaines périodes, si elle n'intègre pas les valeurs nouvelles, désormais planétaires, devient inopérante et pour ainsi dire archéologique. Ensuite ces valeurs nouvelles interagissent d'une manière ou d'une autre sur nous, malgré nous. Autant donc les intégrer avec conscience et contrôle. Liberté, démocratie, droits de l'Homme ... n'ont plus de nationalité. Ce sont des valeurs structurant le monde actuel dans une interdépendance inextricable d'intérêts. Or ces principes ne nous sont pas donnés en héritage. Ils se sont exprimés d'une manière plus élaborée dans des cultures étrangères. Il faut donc, par conséquent, les acquérir par soi-même. Il ne s'agit nullement d'une quête d'identité culturelle mais d'une recherche permanente des facteurs d'enrichissement de notre capital identitaire. Chemin faisant, on renforce notre identité et on s'assure, par ricochet, les conditions du progrès. La démocratie par exemple, de même qu'elle est une valeur éthique et un code de conduite politique moderne, est une condition de développement et de mesure de celui-ci. Si bien que le développement ou le sous-développement ne sont plus considérés uniquement comme des grandeurs quantifiables d'ordre économique sanitaire, démographique ou éducationnel, etc. Ils se mesurent aussi sous leurs rapports à la démocratie. En cela, la démocratie est à la fois un choix stratégique et l'expression réelle de la modernité. Or la démocratie en tant que débat d'idées parallèles et contradictoires ne peut se développer réellement que lorsque l'esprit est libre et tolérant. Forcément active et conciliatrice entre le passé, le présent et le futur, cette approche moderniste déconflictualise l'identité dans ses rapports à un passé fanatisé et mythifié et à la modernité. Considérer l'identité culturelle comme «simple» et donc anthropologiquement stable d'une part, et «multiple», et donc sociologiquement dynamique d'autre part revient en fin de compte à la concevoir dans une approche conciliatrice entre les différentes dimensions temporelles. Conclusion Valeurs universalistes et expressions particulières, solidarité sociale et libertés individuelles, unité et diversité, cohérence d'ensemble et autonomie des parties, équilibre et évolution : telles sont, entre autres, les couples autour desquels s'ordonne l'organisation de la société moderne. N'obéissant plus aux schémas de la pensée classique, ces évolutions complexes de portée mondiale nous obligent d'évidence à nous dégager des conceptions monistes. Parmi celles-ci, l'approche fixiste de l'identité culturelle. Il ne s'agit nullement derechef d'un déni de soi ou d'introjection de modèles culturels, mais d'un regard nouveau sur soi et sur l'Autre sans complexe. Rapportée à son histoire faite de prêts et d'emprunts culturels et à son présent et ses contraintes, la société tunisienne doit se penser une et plurielle, c'est-à-dire enracinée dans un passé démythifié et dialectisé avec les valeurs nouvelles. Pas plus qu'il n'existe un monolithisme par le passé, il ne peut y avoir de monolithisme aujourd'hui. Penser notre culture autrement c'est-à-dire en termes dynamiques, c'est la gérer en dehors de l'enfermement culturel. *(Sociologue)