Les questions qui fâchent ont été déroulées courageusement hier à l'ANC au cours de la deuxième journée consacrée à l'audition de la société civile. Une journée d'écoute et d'échanges avec les associations venues de l'ensemble du pays pour être les hôtes honorés par le palais du Bardo. Cette journée avait aussi donné l'occasion de revoir à l'œuvre le profond clivage qui traverse le pays. Badreddine Abdelkéfi, du parti Ennahdha, vice président de l'ANC chargé de la relation avec la société civile, explique à La Presse le but de cette action qui est d'élargir la plateforme de dialogue avec les composantes de la société, en ne perdant pas de vue, toutefois, que l'ANC est «la structure officielle désignée par le peuple pour écrire la Constitution». Traduisez : quel que soit ce que peuvent dire les ONG, le brouillon de la Constitution ne sera pas remanié de fond en comble. Il sera tout au plus retouché. Or, beaucoup pensent que c'est toute la copie qui est à revoir. A l'ordre du jour de cette journée aux couleurs associatives, la discussion des projets de textes élaborés par les trois commissions constituantes de justice civile, administrative, financière et constitutionnelle, des pouvoirs législatif et exécutif et relations entre les pouvoirs, et enfin des droits et libertés. Femme et enfant, et atteinte au sacré, objets de discorde C'est le draft de cette dernière commission qui avait suscité, comme prévu, le plus de débats, dans une salle archicomble, chauffée à blanc. La parole était répartie à raison de 3 minutes pour chacun. Farida Laabidi, du mouvement Ennahdha et présidente de la commission, gérait le temps de parole avec plus ou moins de fermeté et un sourire. En rappelant à chaque intervenant(e) de remettre par écrit ses revendications au cas où le temps imparti était dépassé, ce qui était souvent le cas. La femme, la peine de mort, le droit de l'enfant et la criminalisation de l'atteinte au sacré, étaient les points qui revenaient passionnément, sans oublier les droits syndicaux, celui des handicapés et les conventions internationales signées par la Tunisie. Et pendant que des femmes et des hommes revendiquaient la constitutionnalisation de l'égalité totale «moussawat attama», l'ajout du vocable citoyenne à chaque fois que c'est nécessaire, la consécration des droits de la femme et de l'enfant non affiliés pour une raison ou pour une autre à une structure familiale, d'autres invoquaient le droit divin, les rôles complémentaires de l'homme et de la femme dans le couple ainsi que le respect de la particularité culturelle devant se placer au-delà des conventions internationales. Constat inquiétant : en ces derniers tours de piste avant le coup de sifflet final, les décalages de part et d'autre sont grands. Tant et si bien que certains n'avaient pas hésité à invoquer le référendum pour trancher une question, celle de la femme, par exemple. Habib Khedher qui n'a pas de titre officiel dans cette commission des droits et libertés, était cependant présent en renfort. A la question de La Presse évoquant cette situation conflictuelle paraissant sans issue, le rapporteur général concède les divergences, et que la mission de l'ANC étant de rapprocher, d'être à l'écoute de «tous les Tunisiens». Faute de quoi, «aucune Constitution ne sera écrite». Enfin, si référendum il y a, ce sera pour entériner ou non l'ensemble de la Constitution, et non pas un article précis. C'est ce que prévoit l'organisation des pouvoirs publics, nous informe-t-il. Un vrai président L'autre question litigieuse a été débattue dans le cadre de la commission des pouvoirs législatif et exécutif et des relations entre les pouvoirs présidée par Omar Chitoui, du CPR. Tout en louant les bienfaits de cette action d'implication de la société civile, M.Chitoui regrette qu'une grande divergence existe autour du régime politique. Les gens revendiquent un régime modifié avec un «président de la République ayant de véritables prérogatives», déclare-t-il à bon escient. Cette question qui fâche les trois partis au pouvoir avant d'être répercutée dans la société civile reste elle aussi sans issue. Dans la même commission, certains avaient proposé la création d'une deuxième chambre de sénateurs, mais une fois le montant du coût de cette structure, 3 milliards par an environ, a avancé, la proposition a été retirée. Une justice est indépendante ou elle ne l'est pas Dans le cadre de la commission justice civile, administrative, financière et constitutionnelle présidée par Fadhel Moussa, du parti coalisé El Massar, c'est la question de l'indépendance de la justice qui était en tête de liste des revendications. La société civile n'ayant de cesse de réclamer des «décisions de justice exécutoires». Rappelons-nous ; la création d'une Instance indépendante de la justice n'avait pu voir le jour faute de consensus en plénière autour de l'indépendance de cette instance. Maintenant il y a consensus, rétorque le doyen Moussa, je dirais même unanimité sur la nécessité de l'indépendance de la justice. Il ajoute, cependant : «Le grand problème se situe au niveau des petites restrictions qu'on essaye d'introduire pour essayer de moduler cette indépendance et introduire quelques réserves. Ou bien vous voulez une indépendance de la justice, ou bien vous ne la voulez pas, Il n'y a pas un juste milieu». Et voila, énième question qui divise. Au final, les questions qui fâchent seront débattues en plénière avant d'être entérinées, et là encore, le vote tranchera et là encore, selon les signes avant coureurs, les fâcheries persisteront. La question est de savoir quel camp sortira plus fâché que l'autre ?