Par Hassen CHAARI* «Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme pas sa force en droit et l'obéissance en devoir» (J.J. Rousseau) «Perte d'argent, perte légère ; perte d'honneur, grosse perte ; perte de courage, perte irréparable» (Goethe) Dans l'euphorie des premières élections libres, démocratiques et transparentes du 23 octobre 2011, le peuple tunisien qui a voté avait une obsession unique: montrer au monde qu'il est digne du 21e siècle. En dépit du million et demi d'électeurs qui ont boudé, nous, Tunisiens, avons réussi notre premier examen démocratique. Suivit alors une année d'exercice pendant laquelle une «Troïka» inédite à dominante islamiste (droite libérale) exerça un pouvoir théocratique. Au même moment, une opposition laïque (composée essentiellement de néo-destouriens) installaient une tension permanente et une atmosphère de méfiance et d'instabilité sur fond de crise économique et sociale aiguë. Des prestations importantes de l'Etat s'arrêtèrent alors de fonctionner et pas n'importe lesquelles, notamment les services municipaux, l'eau, l'électricité et même la sécurité policière. Toutefois, personne ne prétend que ce marasme est anormal après une révolution. En effet, des contrecoups et de retours d'onde de choc devraient arriver avant que les choses ne se stabilisent. Cette difficile période transitoire se caractérise d'une conjonction de facteurs à la tête desquels on peut citer l'absence de vision politique et les erreurs sur les priorités sociétales. En effet, le dénominateur commun entre toutes les parties prenantes est essentiellement l'hésitation entre conservatisme théocratique et modernisme laïque. Ceci dit, notre société civile émergente était très fébrile et sous l'influence des deux courants en compétition, notamment l'islamisme ou le modernisme laïque. De leur côté, nos syndicats mettent la pression pour peser sur les rapports de force et arracher des acquis y compris politiques. Avec le recul, aucune partie n'a gagné, malgré l'agitation et l'instabilité causées à la nation et tout le paysage socio-politique crée désormais une atmosphère irrespirable, nourrie par l'intolérance et la violence. A un pas hésitant, les prochaines élections approchent (23 juin 2013) sans qu'aucune partie ne dévoile un programme ni ne montre une direction. Quoique suicidaire, le flou politique est devenu une stratégie électorale qui permet et justifie les manœuvres les plus insensées. Mais quelle serait donc la priorité et le choix du peuple tunisien souverain? Avant d'entamer les prochaines élections, il serait vital pour les Tunisiens de faire un choix de société et d'éloigner le pays de la ceinture du feu qui matérialise les lignes des fronts idéologiques. Nous devons nous déterminer sur cette question vitale d'une manière claire et ferme, ne plus nous tromper de priorités sociétale et donner enfin un message politique tout en privilégiant l'action aux doctrines importées. Pour ce faire, un référendum démocratique serait souhaitable dans les meilleurs délais possibles. Par cette pratique légitime, on finira par tuer à jamais l'obscurantisme et la Tunisie pourra alors renaître dans la clarté de vision et la stabilité. C'est ainsi et seulement ainsi que notre pays renouera rapidement avec la «stabilité sociopolitique» et la «croissance économique». Sachant que la Tunisie est en train de façonner sa propre histoire, mais aussi l'histoire de toute une région, du monde arabe et du monde musulman. Soyons donc au niveau et au rendez-vous ! La patrie au-dessus des partis ! Certaines déclarations récentes assez fracassantes émanant des dirigeants du parti Ennahdha au pouvoir ont semé le doute sur les vraies intentions de ce mouvement islamiste. L'on peut ainsi remarquer son manque d'expérience pour assumer des hautes fonctions publiques. D'ailleurs, la complicité des relations entre ce parti et les fondamentalistes-salafistes n'a fait qu'alimenter davantage ce sentiment de réticence, voire d'hostilité, d'une bonne frange des tunisiens, même les plus modérés d'entre eux. En d'autres termes, beaucoup de concitoyens tunisiens ont franchement peur pour l'avenir du pays et les dernières déclarations de M. Ghannouchi n'ont fait que renforcer leurs craintes. D'ailleurs, l'élite tunisienne, majoritairement francophone, est extrêmement opposée à certaines valeurs et orientations du gouvernement. Elle cherche à construire une force politique capable de représenter un pouvoir alternatif. Par ailleurs, notre situation macroéconomique est «désastreuse» : grand déficit de la balance commerciale (le taux de couverture qui exprime le rapport entre les exportations et les importations est à peine de 70%) ; la croissance est en berne, pour ne pas dire que nous sommes en récession ; le déficit budgétaire est évalué à 5% du PIB ; une dette publique équivalente à 43% du PIB ; plus de 800.000 demandeurs d'emploi, pour ne pas dire de chômeurs, des bassins miniers et industriels sinistrés, une baisse de 32% des investissements directs étrangers, une productivité en baisse ; un stock de réserves de change égal à 95 jours etc. Pareille pour la situation sociale qui est extrêmement difficile : la multiplication tous azimuts des mouvements sociaux et surtout des sit-in, grèves et manifestations. Il s'agit là d'une perte de centaines de milliers de journées de travail. Ce qui est désastreux pour la croissance économique et donc pour la création de richesse : condition sine qua non pour la création d'emplois. Bref, la machine économique tourne au ralenti, ce qui fait souffrir les Tunisiens au quotidien. Remettre nos pendules à l'heure ! Bien entendu, il n'y a pas de recettes magiques, ni de stratégiesmiracle pour tout résoudre en même temps. Mais notre pays a impérativement besoin d'une prise de conscience collective générale ou d'un sursaut républicain de tous les tunisiens où l'intérêt général devrait surpasser les intérêts individuels. En effet, pour faire sortir notre pays de ce marasme, les intellectuels tunisiens sont unanimes sur les pistes suivantes : refonte du système fiscal, consolidation et assainissement du secteur bancaire, repenser notre système éducatif et universitaire, réformer notre code d'investissement, surtout en minimisant la bureaucratie, libérer les initiatives des jeunes entrepreneurs, etc. Comme nos investissements directs étrangers (IDE) sont trop faibles en apports technologiques, car ils se caractérisent majoritairement par leur intensité «travaillistique», il faudrait mieux cibler et sélectionner les IDE à forte valeur ajoutée. En ce sens, une réforme de la recherche scientifique est indispensable pour accompagner cette migration macroéconomique vers le haut. Repenser également le système de formation professionnelle pour mieux nous adapter et être en adéquation avec l'appareil productif et aux besoins des firmes transnationales est également une nécessité absolue. Pour ce faire, il faut absolument laisser de côté, au moins provisoirement, les querelles de forme et les luttes fratricides sur des fonds religieux ou d'endoctrinement. Le peuple tunisien attend un message concret d'espérance. A défaut, comme il s'est débarrassé du dictateur déchu, il est capable aussi, s'il le faut, de se débarrasser des «gouvernants» dont les intérêts individuels ne s'effacent pas devant l'intérêt national. *(Universitaire et président des Associations pour le développement de la recherche et l'innovation-ADRI-et de rapprochement tuniso-allemand ARTA)