Nous voici donc revenus comme aux premiers temps de la révolution. Mais on ne sait plus maintenant, si ses lueurs, toujours aussi rougeâtres, sont celles du crépuscule du soir, ou du matin. Etrange époque de gaîté, d'euphorie générale, de liberté à satiété, puis d'abattement, de perplexité, de peur revenue au galop, alors que l'on s'était juré de tenir le coup, coûte que coûte... Les maîtres du jeu, vont-ils quitter la table. Ceux qui défendent les valeurs, les couleurs locales, les parfums, les sensations de la Tunisie profonde, tout cela, maintenant, dans la dignité et la liberté totale ? Et puis, ceux, soldats de l'ombre qui ont éteint notre soleil, noirci notre drapeau, envoyé leurs hordes sauvages aux quatre coins du pays, pour la curée, le grand méchoui-party, en souvenir (peut-être et c'est le comble!) des immolés, des martyrs de Sidi Bouzid, de Kasserine et d'ailleurs ?... Oui, les maîtres du jeu vont-ils quitter la table ? Echec et mat? Fin de partie? Nous allons vivre des moments critiques, encore et encore, car, déjà, de nouveaux conflits secrets, sacrés, se nouent, ceux de l'arche, contre non pas seulement le désordre, mais contre la liberté. Ceux de la liberté qui ne veulent plus lâcher prise, après des décennies de dictature et de geôle, dans cet enclos à ciel ouvert, crise intérieure du capital tunisien. Celui des mercantis et des pauvres gens, qui ne capitalisent rien puisqu'ils n'ont rien, plus rien dans le ventre, dans la tête et les poches. Mais, même ce rien, a valeur de capital puisque, lorsque la nuit tombe, ils contemplent les étoiles qui sont leurs diamants, et ils s'habillent alors de nouveaux rêves et d'espoirs pour les lendemains. Nous voici donc revenus, comme aux premiers temps de la révolution. Mais il s'agit d'une révolution qui a mûri et qui, par la voix des Tunisiennes et des Tunisiens, a commencé à retrouver ses origines perdues depuis des temps immémoriaux, ses souches profondes. Et il y a maintenant comme une fusion totale entre les êtres chargés de leur passé comme des temps à venir. La révolution tunisienne est devenue une grande. Une grande gaillarde et sa voix, elle l'a fait entendre, à travers toute la planète. Et puisque certains de ses enfants égarés ne veulent pas l'entendre, elle a décidé de faire entendre, et valoir de partout. C'est elle la révolution permanente, elle s'internationalise, on a dit d'elle qu'elle était de «Jasmin» et qu'elle faisait le Printemps arabe. Elle n'a pas de nationalité, elle est citoyenne du monde. Et puisqu'elle a perdu un peu de son sang, le sang de ses enfants, on pourrait l'appeler —pourquoi pas —la révolution du coquelicot. Oui, car la révolution tunisienne est une fleur sauvage qui s'est mise à pousser, comme ça, un jour, dans les champs de la Tunisie. C'est elle qui plante le décor et qui donne au blé la force de pousser, pour nous régaler de son froment du pain. Ce n'est pas la fleur des villes — la rose, l'œillet, le jasmin — mais, depuis le 14 janvier, elle a fini par nous donner, nous passer son teint rouge vif et elle s'est multipliée en chacun de nous. Et elle a même assisté notre drapeau national, quand ceux de la horde sauvage voulaient le noircir. Elle a bon cœur, la révolution du «gentil coquelicot», comme le chantait Mouloudji. Il ne faut pas la brusquer dans ses élans prometteurs. Aidons-la, aidons-la à se tenir debout, digne et fraternelle.