Par Youssef Seddik* Je n'en démords pas : il n'y a rien de plus dangereux pour une Révolution qui démarre que la chasse aux sorcières ! Les règlements de comptes, les épurations sauvages et les procès pour amendes dites honorables ont toujours avorté au moment des enfantements des grands destins des projets pour une réelle délivrance. N'oublions jamais Napoléon I, petit officier au 14 juillet français, devenu en quelques années empereur «dépensant 25 milles hommes par jour» comme il le disait, Staline, jeune militant terne lors de la Révolution russe de 1917. Un pernicieux processus, plus ou moins long, plus ou moins lent, en tout cas implacable comme le travail des termites, ronge les valeurs de base de cette volonté de transmutation populaire, épargne pour un temps la façade, endort la vigilance, et en un éclair, l'effondrement anéantit les espoirs qui s'avèrent de pures illusions… Nous en sommes là. Rien ne sert de dire «Hélas». J'en appelle aux vrais faiseurs de ce qui fait aujourd'hui notre bonheur, nos pluriels enthousiasmes, et notre désir d'aller de l'avant. J'en appelle à tous ceux qui ont l'âge de mes enfants et de mes petits-enfants, de mes jeunes frères et sœurs pour aiguiser le pouvoir de critique, pour scruter au plus près l'édifice gouvernemental transitoire qui, maintenant, commence à s'élever sans eux. Sans l'avant-garde des éclaireurs qui ont conflué de partout face à l'antre du pouvoir, Avenue Habib-Bourguiba, pour déboulonner et abattre le statuaire du dictateur. Sans cet air purifié par les cendres invisibles de l'autodestruction de Mohamed Bouazizi dont la grande âme subit déjà pour nos nouveaux «officiels» le travail de capture, de neutralisation et de pétrification qui en ferait bientôt dans leur esprit une gentille et inoffensive icône. Réduire l'immense amplitude de cette âme à la seule dimension d'un emblème ou d'une idole en en baptisant une rue par-ci, une place par-là, serait déjà la première incisive qui saperait, Dieu nous en garde, le témoin qu'il nous a remis pour engager notre élan. A ce titre, tout montre et démontre qu'une force décidée, qu'il nous faut à tout prix empêcher de devenir décisive, s'affaire dès le 14 janvier, et même la veille, à lancer une armée d'idées, de rats rongeurs et d'imperceptibles bêtes de sape, afin de ne laisser devant nos regards qu'un simulacre de Révolution. La liste est bien trop longue. Elle inclut le statut excessivement ambigu du Premier ministre, la composition de son gouvernement, les opposants-alibis qui s'y trouvent, le passé du président provisoire de la République parlant paradoxalement de la «rupture avec le passé», des silences suspects des uns et des autres dans cette équipe en face d'énormes points d'interrogation exprimés tous les jours par les Tunisiens, etc. Je m'occuperai ici d'un seul aspect, celui de cette multitude de responsables, de militants plus ou moins actifs de l'ancien parti au pouvoir, ces barbouzes et ces bruyants rhéteurs, ces hommes et ces femmes qui, au tout dernier congrès du RCD, sont allés dans leurs passions divinatrices de Ben Ali, jusqu'à lui psalmodier un pastiche de sourate du Coran, «Allahu ahad, Ezzine ma kifou had !» (Dieu est Un, Zine est à nul autre pareil !). Loin de moi et de tout homme de bon sens d'exiger maintenant des comptes à tous ceux-là, ou de déranger pour le moment leur quiétude personnelle. L'urgence que nous commande ce cher pays que nous rebâtissons, nous dicte de leur demander de se mettre entre parenthèses et d'attendre qu'une justice digne de ce nom s'occupe de leur nuisance passée et de leur dangerosité à venir. Je parlerai dans ces propos de trois cas précis afin que le lecteur sache ce que «parler» veut dire. Trois cas dont je parlerai avec précision comme des souris de laboratoire, sans craindre le moins du monde de les citer afin que nul ne dise que je me suis abrité derrière l'allusion et le demi-mot. Soit le dénommé Mezri Haddad, celui-là même qui «nous a inspiré» ce titre quand il a parlé du soulèvement salutaire des Tunisiens comme celui d'une «horde sauvage et déferlante». Je le connais depuis longtemps quand il monnayait ses articles fielleux contre le pouvoir d'hier sur les colonnes de Libé ou du Monde contre un poste, un privilège, une villa somptueuse à Nabeul, ou un terrain à bâtir sur un site rare. Puis, je l'ai connu à l'Unesco, un précieux ridicule dont tous les diplomates de l'Organisation riaient d'abord discrètement pour ne pas offenser notre pays, puis publiquement, dès qu'on s'était rendu compte qu'il ne pouvait représenter la Tunisie. Comment admettre que cet homme déjà mythifié dans l'indécent, la lâcheté et le mensonge puisse encore paraître sur les écrans, et même souiller le sol non encore dallé de la Révolution en demandant de fonder un parti, se reconnaissant sans la moindre vergogne du père de l'Indépendance ? Soit encore le dénommé Naoufel Ziadi dont tous les Tunisiens, jeunes surtout, connaissent les prestations survoltées à la tête de l'Uget avant de sombrer dans la collaboration étroite avec l'appareil d'Etat répressif de la terrifiante mécanique du régime de Ben Ali. En public, dans les bistrots et à qui voulait l'entendre, il se prévalait du soutien indéfectible dont il jouissait auprès des Ben Dhia et autres Mohamed Ali Ganzoui. Et ministres et autres subalternes du régime avouaient à qui voulait les entendre aussi leur incapacité à contrarier ses desiderata et ses diktats. Leur frayeur était quelque part justifiée puisque ce personnage maniant la menace dans un verbe vulgaire et obscène allait être propulsé tête de liste dans la capitale lors des élections législatives de 2009. Comment comprendre et accepter qu'aujourd'hui le même homme infeste de son discours brusquement et artificiellement «révolutionnaire» nos écrans et nos médias ? Soit enfin le dénommé Ridha Mallouli dont le poncif et l'aplatissement sous le régime déchu se reconnaissent d'un vécu de cumul de fonctions et de tribunes pour la seule promotion de la monstrueuse démagogie défunte. Zine El Abidine Ben Ali l'a parachuté conseiller-sénateur. Il use de ce pouvoir pour dénicher un poste dans une institution intergouvernementale et s'incruste dans la fameuse revue Réalités, justifiant les coups bas, les intrigues, s'ingéniant dans l'indigne verbosité à lisser l'image du régime dont il était un bavard défenseur. Le voici toujours bien campé sur son fauteuil de sénateur, se permettant de malmener un Premier ministre tout penaud devant son impudence et son ingratitude et bénéficiant de surcroît des faveurs de la TV nationale durant cet odieux exercice. Ce même Premier ministre aurait pu (aurait dû, diraient certains) éviter d'offrir à qui la veut parmi ces individus la planche de salut pour se racheter à vil prix et surfer allègrement sur une vague révolutionnaire désormais dirigée, beaucoup parmi les véridiques Tunisiens le craignent, vers l'horizon du marécage. J'en jure par mon amour sans bornes pour la Tunisie, par la mère supérieure qui a donné toutes les mères saintes dont celle de Mohamed Bouazizi, que je n'ai aucune hargne, aucun ressentiment à l'égard de ces «hordes», mais il y va de la pudeur et de la décence que de crier à la face hideuse de ces personnages qu'il leur faut se retirer un temps de la scène, le temps que le pays se prononce sur leur misérable carrière. *Philosophe et anthropologue, président de l'Association de vigilance et d'engagement pour la Révolution tunisienne et pour son immunité