Une enquête nationale sur la toxicomanie en milieu scolaire est en cours de préparation. La première en Tunisie. Entre-temps, les lycéens sniffent et goûtent à l'interdit...Filles et garçons d'un lycée de la banlieue sud de Tunis ne cachent pas avoir consommé de la « zakataka » et autres addictions... à l'intérieur même de l'établissement. Autant en emporte la drogue... Reportage. « On prend de la colle pour chaussures, on la met dans un sachet, on souffle dans le sachet, ensuite on aspire longuement, très longuement ...C'est la Panta, je l'ai déjà essayée... ». Assise au milieu d'un groupe d'amies, à quelques mètres de la porte d'entrée d'un lycée de la banlieue sud de Tunis, Amal poursuit : «C'est une drogue légère, elle ne coûte presque rien ... Je peux vous en citer d'autres, si vous voulez... ». Sous une pluie fine qui commence à s'abattre en cette matinée grise, l'élève de première année se lève brusquement pour désigner l'un de ses camarades de classe : « Il sniffe la « zatla »... C'est lui-même qui me l'a dit ... », s'est-elle mise à jurer devant ses amies qui s'esclaffaient de rire... « Zatla », « zakataka », « golden », « chira », « safra » « kechkech » : autant d'appellations pour des drogues que l'on fume, que l'on injecte, que l'on sniffe en groupe ou seul... Dans son petit coin, dans la rue ou à l'intérieur de son établissement scolaire... puisque maintenant c'est ainsi ... « Les élèves se droguent avec de la colle, ce n'est pas un secret », témoigne Faiza R, enseignante. « Les sachets en plastique, on en trouve dans la cour... ». En revanche, la consommation de stupéfiants tels que le cannabis ou l'héroïne reste taboue : « Les élèves en parlent entre eux, certainement, mais jamais avec les professeurs. Nous restons en marge de leur univers », concède le professeur. Un univers où les élèves s'imposent parfois et règnent en maîtres : «L'an dernier, le directeur a pris en flagrant délit mon copain qui consommait un joint, il l'a giflé. Il n'a pris aucune autre mesure disciplinaire contre lui .... Il a eu peur des représailles. », raconte « Habboub », à peine 16 ans, sur un ton moqueur. Je sniffe ... donc je suis Le phénomène de la drogue n'est pas nouveau en Tunisie, pays de transit. Ce qui l'est en revanche, c'est la liste des substances psycho-actives qui s'allonge, ce sont ces produits que l'on concocte pour une cible aussi vulnérable que prisée : les élèves au sein même de leur lycée. Les ministères de la Santé et celui de l'Education vont bientôt mener une enquête nationale sur la toxicomanie chez les jeunes scolarisés. Un sondage effectué en phase préparatoire révèle que sur un échantillon de 30 élèves, presque la moitié s'approvisionne en drogue au sein même du lycée. «Les dealers se font passer pour des lycéens... Ils arrivent avec leurs sacs à dos remplis de produits...Ils vous abordent sur un ton amical avant de vous offrir une cigarette... Au bout de trois, quatre prises on ne peut plus s'en passer...», assure Yassine en ajustant son bonnet en laine sur la tête. Il ne cache pas avoir consommé du cannabis au lycée. « Je ne le regrette pas», reconnaît-il. « Il faut vivre chaque expérience...C'est ça être un homme». Transportées par un air de liberté, d'énormes quantités de drogues ont été saisies depuis la révolution. Combien reste-t-il sur le marché ? Une évidence: la drogue se démocratise. Il y en a pour tous les goûts....Pour toutes les envies. Et cette palette de prix : «Un joint coûte cinq dinars. Je partage la somme avec mon copain et on fume à deux », affirme Marwan. Du haut de ses dix-sept ans, il explique que les prix varient en fonction du produit. « Ça peut aller jusqu'à 300 dinars... Un simple joint fabriqué avec un étui de chewing gum» lui suffit pour chavirer dans l'inconscient. Et pour que le plaisir soit complet, « je mets de la musique, du rap, du Bob Marley, du Mezoued...Cet accompagnement musical est très important pour les drogués ». Une étude réalisée en 2011 sur le tabagisme chez les adolescents fait ressortir que 18,2% des élèves sont initiés au tabac. Les élèves qui fument seraient les plus tentés par les psychotropes. « Ce n'est pas faux », confirme Marwan. « On cherche des sensations toujours plus fortes ». L'élève, qui a déjà connu l'échec scolaire, parle d'hallucination, de magie, de rêve, d'absolu... pour décrire ce monde auquel il accède en quelques minutes seulement. « Je ne me sens plus moi-même, je suis quelqu'un d'autre, plus brillant, plus beau et capable de tout...La réalité est triste...J'ai besoin de ce moment de bonheur...Je veux exister autrement...». Problèmes familiaux, difficultés scolaires, déception amoureuse ... et un pays qui « ne donne pas envie d'y rester »: plusieurs raisons invoquées par la majorité. Une addiction qui remplacerait donc une famille, un vécu, une société à laquelle on tente d'échapper, ne serait-ce qu'à travers la fumée. « A peine sortis de prison, on recommence... » L'accoutumance, la récidive sont les premières caractéristiques de la toxicomanie. Des signes peuvent alerter sur ce mal qui s'installe pour durer. « Mon père m'a fait subir un test dans un laboratoire...Il s'est révélé négatif ... Je n'ai goûté à la drogue qu'une seule fois. C'était par curiosité. Majdi avec sa petite moustache est toutefois» addict à la cigarette... «Je sortais le soir en cachette pour acheter des clopes. L'épicier a informé mon père ...d'où ses soupçons», précise Majdi avant d'être interrompu par l'un des élèves qui avance en connaissance de cause: « Certains tests ne sont plus pratiqués en Tunisie, les appareils sont en panne...». Une législation qui date de 1992 incrimine aussi bien le consommateur que le dealer. Tous deux sont des criminels aux yeux de cette loi que les élèves ne comprennent pas : «C'est l'alcool qui provoque des réactions violentes...Lorsqu'on prend de la drogue, on est docile, on n'arrive même pas à ouvrir les yeux... On ne fait de mal à personne... », s'insurge Hiba, élève en première année, elle aussi, sans reconnaître pour autant en avoir déjà consommé. Réconfortés par autant de « certitudes », les élèves déclarent unanimement que la case prison ne les impressionne guère. Pour deux raisons, au moins : «Nous sommes encore mineurs et au pire, on écope d'une année et d'une vespa » lance Seif avec défi. La « vespa», l'équivalent d'un million, sera bien évidemment payée par les parents « La taule n'empêche pas les jeunes de se droguer. A peine sortis, on recommence! »; lance Seïf avec défi... Il admet que la police n'est pas toujours aux aguets, qu'elle se montre souvent clémente : « Celui qu'on attrape, on l'emmène au poste de police... Une claque ou deux, des brimades et après il est relâché... ». Seïf qui vient de rejoindre le groupe raconte comment les élèves inventent un langage codé pour ne pas se faire attraper...Dès que ce langage est déchiffré par la police, on déniche de nouvelles expressions... «Croyez-vous qu'on va se laisser piéger ? ». La drogue touche désormais toutes les couches sociales, toutes les tranches d'âge, aussi bien les élèves doués que les cancres et.... se féminise davantage. Amal, qui écoutait attentivement les témoignages de ses camarades, se veut rassurante : « Les filles qui se droguent ne sont pas nombreuses au lycée...Ce sont les garçons qui nous incitent à le faire mais beaucoup résistent », dit-elle...Loin d'imaginer peut-être les effets néfastes de l'addiction et de ses démons, Amal tente une dernière fois de se justifier: « On essaie la drogue aussi pour rigoler !»...D'ailleurs, se demande-t-elle, comment reconnaît-on un type qui sniffe ? Et, sans attendre de réponse, elle répond précipitamment : « C'est quand il sourit tout le temps ! ». En ramassant son sac pour rejoindre son lycée, elle lance brusquement « Madame, voulez-vous essayer ? »