Par Foued ALLANI Une demande politique et sociale élevée, pressante et parfois violente, si légitime soit-elle, ne peut que participer à bloquer le système politico-économique et social d'un pays. C'est le cas aujourd'hui de notre pays qui vit une véritable explosion de demandes, une lutte sans merci des intérêts dont ceux d'ordre strictement partisan ou personnel et une diminution flagrante des moyens humains (repli, flou, peur de l'avenir...) et financiers. Obligé de répondre à toutes ces contradictions afin d'acquérir un nouvel équilibre, le système s'est retrouvé obligé de prendre des décisions urgentes souvent mal réfléchies et parfois contre-productives, telles que l'augmentation du volume de la dette extérieure ou bien l'augmentation de la pression fiscale. Le système, à travers son organe exécutif, peut également ne pas prendre de décisions du tout (faute grave) ou perdre un temps précieux dans des tergiversations qui ne peuvent que nuire à ses capacités à réagir à ladite demande. Telle par exemple son absence de décision concernant la protection préventive de certains sites sensibles ou encore sa gestion laxiste du dossier des hommes d'affaires interdits de voyage. Dans l'attente de la conception d'un nouveau modèle de développement qui réponde aux aspirations du peuple tunisien, telles qu'exprimées lors du déclenchement du processus révolutionnaire et de son déroulement, l'organe exécutif, par ailleurs provisoire, essaye, aujourd'hui, tant bien que mal de parer au plus pressant. Chose loin d'être aisée à la lumière du legs empoisonné de l'ancien régime. Il paraît donc dépassé par les évènements à cause, d'une part, de son manque d'expérience, comme d'ailleurs toutes les forces politiques sur la scène depuis le 14 janvier 2011 et, d'autre part, à cause de la réaction de la part de certaines catégories de la population qui ont perdu patience (demandes urgentes), mais aussi à cause de certaines forces réactionnaires, dont l'intérêt immédiat est la création et le maintien d'une situation d'instabilité et d'anarchie afin de pousser la révolution tunisienne à l'échec. Parmi ces dernières forces, les piliers de l'ancien régime possédant des sommes d'argent faramineuses, la liberté d'agir et assez de malhonnêteté pour exercer cette liberté malsaine. Liées économiquement et socialement (familles-affaires), ces forces puissantes, et encore agissantes, ne peuvent pas rester les bras croisés face à une révolution qui les a «privées» de «leurs» biens et privé certains des membres les plus proches de leurs familles de leur liberté en attendant leur jugement juste et définitif. A côté donc du processus révolutionnaire qui a fait grimper la demande sociale et économique à une vitesse vertigineuse et continue, il s'est formé deux autres processus. Le premier, un processus de parasitage provoqué et intense, et le second, de type spontané, ayant profité du relâchement sécuritaire, médiatique et politique. Deux processus, l'un de conspiration contre tout un peuple, sa quiétude, sa sécurité et ses intérêts vitaux, et l'autre criminel à base de chantage, de spéculation, de surenchère... Cela s'est traduit sur le plan économique par une activité intense de contrebande dans les deux sens, par une spéculation endémique, par la prolifération de tous types d'infractions, de fraudes et autres entorses à la législation. Le sentiment d'impunité aidant, ces fléaux sont donc devenus de véritables catastrophes socioéconomiques. Ainsi la fluidité des flux économiques et financiers s'est retrouvée réduite à son niveau le plus bas pour ne pas dire grippée. Un nouveau processus pernicieux Ce climat d'instabilité, de tempête même, est aujourd'hui en train de déclencher un nouveau processus sournois et pernicieux, la fuite des capitaux et des compétences. Un très mauvais signe qui prélude à un raz-de-marée vers l'extérieur de ces deux ressources vitales. Toutes les forces politiques et sociales doivent prendre conscience de ce problème. En plus des difficultés énormes de fourniture des liquidités dues, entre autres, à des retraits réguliers et depuis plusieurs mois de sommes considérables d'argent des comptes bancaires privés (on parle de plus de 700 milliards), l'on assiste aujourd'hui à la «fuite» des hommes d'affaires. Des médias ont avancé le chiffre de 2.600, rien que pour la destination «Maroc», emportant avec eux quelque 5.500 millions de dinars. Il s'agit d'un début, et ce mouvement vers l'extérieur pourrait hélas prendre de l'ampleur dans les prochains jours. Mais ce qui devrait nous inquiéter le plus est ce phénomène qui est en train, ces derniers jours, de prendre forme, le départ volontaire de plusieurs types d'élites à la recherche d'un climat social politique assez stable et baignant dans un niveau élevé de civisme. Des compétences de très haut niveau et des familles aisées commencent à quitter le pays, la peur aidant, afin de s'installer en Europe ou en Amérique du Nord (essentiellement au Canada). Cela se traduit par un déficit technique à l'horizon et beaucoup d'argent qui part. A l'inverse des travailleurs émigrés qui injectent de l'argent frais dans le circuit économique, ces nouveaux émigrés ont l'intention de partir définitivement et vendent leurs biens avant cela, de peur de les perdre en restant dans un climat incertain. Pour ces derniers, la situation actuelle du pays n'est plus favorable à leurs aspirations personnelles, ni à celles de leurs enfants. Il faut dire ici que ces catégories ne s'étaient jamais senties concernées par les problèmes du pays ni par ses intérêts sous l'ancien régime. Elles faisaient preuve d'un désengagement social, moral et surtout économique notoire (voyages, achat de marchandises de luxe importées...). Elles font partie, malgré tout, de notre tissu socioéconomique et pourraient aider le pays en tirant le niveau par le haut. Un autre voyant rouge qui s'allume. Nos politiciens, fervents amateurs de politique politicienne et membres de la nouvelle classe montante, en sont-ils conscients?