La mort de deux salafistes en détention préventive des suites d'une grève anarchique de la faim longue de 56 jours ne peut pas ne pas poser des questions cruciales, ne pas interpeller l'opinion, ne pas interroger les consciences et les responsabilités. Mais que compte dans tout cela la responsabilité médiatique vers laquelle a été orientée la polémique ? Au retour d'un week-end de perplexité, des dirigeants politiques (président de la République et autres représentants de la Troïka), des membres des familles des défunts et des avocats du comité de défense des salafistes arrêtés dans l'affaire de l'ambassade américaine n'ont pas attendu pour désigner un responsable : les médias et les journalistes. Bien avant eux, M. Ameur Laârayedh a, depuis l'hémicycle de l'ANC, chargé d'autres coupables en s'adressant vendredi aux députés de l'opposition pour les accuser, en termes crus, d'avoir «remué ciel et terre pour que les salafistes soient arrêtés et finissent ainsi par périr...» La justice, la détention préventive et les services pénitentiaires déculpabilisés... L'amalgame est installé : entre les exigences mêmes de l'Etat de droit, entre arrêter des présumés coupables d'actes de violence et respecter leurs droits de détenus, le député de la majorité a choisi de déplacer le débat et d'engager la polémique sur la pente glissante des accusations mutuelles. Le week-end donnera le temps aux défenseurs inconditionnels de la cause salafiste d'élargir le cercle de la culpabilité au «triangle du mal» que constituent les partis de l'opposition, les ONG de défense des droits de l'Homme et les médias. Les questions essentielles sont éludées: la détention préventive et sa durée indéterminée dans un pays qui devait être en train de réapprendre à instituer le respect les droits de l'Homme et les libertés jusque dans les pénitenciers. Les conditions matérielles de la détention. La problématique politique de la grève de la faim comme moyen de pression et ses règles universelles fixées par la convention de Malte et autres règles normatives qui autorisent l'intervention des médecins en cas de détérioration de l'état des grévistes. L'indépendance de la justice. La responsabilité directe du ministère de la Justice et de la direction des prisons, les indices incontournables d'une négligence ... Sans s'étendre davantage sur les questions cruciales que suscite cette affaire, revenons à l'accusation adressée aux médias. Elle révèle en premier lieu une surévaluation du rôle des médias quand il s'agit de désigner un coupable, surévaluation qui n'est pas exclusive à cette affaire. Elle remet à la surface le malentendu national sur le rôle des médias. Les médias accusés d'un «double assassinat» Mais cette fois, le conflit s'est aggravé et le fossé s'est davantage creusé. Les médias ont été directement accusés de double assassinat : un premier par «leur long acharnement antérieur sur le courant salafiste et son image, leur traitement discriminatoire et leur approche dénigrante qui ont fini par influencer les décisions de la justice...» et une seconde fois par «leur silence et leur indifférence face au calvaire des gréviste, 56 jours durant... Là où ces mêmes médias se sont investis dans d'autres grèves telles celles des journalistes de Dar Essabah et du groupe de députés de l'ANC...» Ce sont les arguments du profond sentiment d'injustice qui s'est exprimé sur les ondes et les chaînes. Réaction fondée, chantage ou manipulation, il semble avoir donné ses fruits dans les médias et chez quelques journalistes qui ont été jusqu'à faire leur mea culpa... Ce mea culpa est-il opportun ? Les médias ont-ils délibérément fait le silence sur la grève de la faim des salafistes détenus ? Auraient-ils aisément accédé à l'information quand on connaît les fermetures subtiles et progressives des mannes de l'information, des sources administratives et de l'institution pénitentiaire en particulier ? Quel impact aurait donné quelques articles en l'absence d'une campagne organisée ? Autant de questions se posent au lendemain de cette affaire. Mais ce ne sont pas les plus importantes. L'affaire de la mort des deux salafistes grévistes et la transposition des responsabilités pose des problématiques moins conjoncturelles. La première concerne le traitement journalistique de la question salafiste dans sa globalité et toute sa complexité; au-delà de ses agitations conjoncturelles. La nébuleuse — ses courants, ses vécus, ses infiltrations, ses programmes, ses relations à l'internationale salafiste — est encore loin d'être à la portée des moyens modestes de l'investigation dans nos médias. Approchés par quelques journalistes et sur des initiatives individuelles, les salafistes n'ont pas toujours la communication facile, ni le témoignage aisé. Feu Mohamed Bakhti, pour les journalistes qui ont tenté de lui donner la parole, est resté un «grand timide» silencieux sur son engagement, qui sait toujours esquiver les rencontres. Et même si les chaînes télé ou radio viennent d'en attirer quelques figures parlantes, c'est à des réactions instantanées, des offensives programmées ou des stratégies défensives qu'ils se sont livrés. La rencontre impossible ? Il faudra peut-être attendre la levée de beaucoup de malentendus, le rétablissement d'un minimum de confiance pour voir un jihadiste s'ouvrir un tant soit peu à un journaliste. Car ces malentendus et cette crise de confiance qui résument pas moins d'un télescopage sont, en fait, loin de caractériser la relation entre les les salafistes et les seuls journalistes. Quel est aujourd'hui le regard de la société envers ces groupes radicaux quel que soit le courant dont ils se revendiquent? Un mélange de peur, d'étonnement, de rejet total ou d'empathie inconditionnelle et irrationnelle. Quel dialogue sérieux et quelle langage franc le gouvernement a-t-il instauré, publiquement et au grand jour, avec eux ?... Aucun à ce jour, outre les petites complicités, arrangements et accords de l'ombre. Alors, entre salafistes et journalistes, pourquoi peiner à départager les responsabilités du conflit et s'étonner outre-mesure d'une rencontre encore impossible ?...