L'affaire concerne un marché public de 53 MD déboursés par l'Etat pour l'acquisition de 200 wagons de transport du phosphate au profit de la Sncft. Depuis fin mars 2012, la société nationale des chemins de fer a réceptionné, par tranches, 113 wagons. Aujourd'hui, après plusieurs essais techniques non concluants et deux cas de déraillement, ils sont tous à l'arrêt, hors d'exploitation. Le problème réside dans la non-conformité des normes techniques des essieux des wagons importés avec l'infrastructure ferroviaire locale. Pourtant, la livraison du matériel n'a pas été stoppée et une mesure de reprofilage des wagons a été décidée pour tenter d'adapter le nouveau matériel à la voie ferrée. Selon un ingénieur de la Sncft, c'est une solution tirée par les cheveux qui ne résout pas le problème et n'empêche pas la dégradation de l'infrastructure ferroviaire avec ce que cela implique comme risques accrus d'accidents. Eclairages. L'anomalie en question a engendré un premier déraillement de deux wagons, survenu deux semaines après l'arrivée du premier lot et un second déraillement de 7 wagons à Gafsa, en juin dernier. Déraillements dus à l'altération de l'appareil de voie et la destruction de ce que les techniciens cheminots appellent «le cœur d'aiguille». Non-conformité des normes Techniquement, la problématique est la suivante: l'écartement des faces internes des essieux du wagon importé dépasse de 9 mm les valeurs exigées. Autrement dit, la distance séparant les deux roues présente une valeur supérieure à celle de la voie métrique appliquée par la Sncft. Cette valeur est comprise entre une minimale de 938 mm et une maximale de 941 mm au niveau de l'essieu du wagon importé alors que la norme en vigueur varie de 929 mm à 932 mm. Cette anomalie a été signalée auprès des responsables concernés le lendemain du premier déraillement, soit le 12 avril 2012, par l'ingénieur chargé de faire l'expertise, en l'occurrence M. Noomen Ben Ayed, inspecteur principal à la Sncft (direction contrôle et gestion phosphate), ancien chef d'atelier wagons et expert en analyse des incidents ferroviaires. Ce signalement reste sans suite, selon l'ingénieur, et un deuxième lot de 45 wagons est réceptionné à Sfax le 21 avril. Les essais dynamiques sur le nouveau matériel se poursuivent malgré d'autres confirmations de l'existence de cette anomalie et des dégâts constatés au niveau de l'appareil de voie ferrée. Toutes les tentatives d'information et de sensibilisation du P-d.g de la Sncft par M. Ben Ayed (trois rapports explicatifs) quant à l'impact négatif de ces essais sur la voie et sur le matériel, demeurent vaines. Le 5 juin 2012, un quatrième rapport est établi par l'ingénieur, il est destiné au ministre du Transport, cette fois. L'ingénieur de la Sncft demande au responsable politique d'arrêter ces essais destructifs. Le lendemain, le deuxième déraillement a lieu à l'entrée de la gare de Gafsa. Cette fois, 7 wagons sortent de la voie et l'endommagent. Une dizaine de jours plus tard, le 15 juin précisément, une commission technique est désignée et chargée d'analyser l'anomalie et de proposer des solutions. Ce qui fut fait. Mais la solution suggérée ne fait pas l'unanimité. «Après deux mois d'étude, la commission propose une réduction de l'épaisseur des boudins (bord saillant de la roue) de 5mm, une opération de reprofilage, de rafistolage, qui ne résout pas le problème initial et n'empêche pas la destruction de la voie ferrée», explique l'inspecteur principal qui a passé 28 ans à la tête de l'atelier wagons de la Sncft. De ce fait, il relancera son action de sensibilisation en envoyant un deuxième rapport au ministre du Transport dans lequel il sollicitera son intervention pour «ne pas adopter la fausse solution». En septembre, la décision est prise pour reprendre les essais mais, cette fois, sous la supervision du ministère représenté par la direction générale du transport terrestre. Le 12 octobre, M. Noomen, décontenancé mais déterminé, adresse un dernier rapport au ministre du Transport l'exhortant d'interdire les essais. En vain. De plus en plus décidé à aller jusqu'au bout, «pour empêcher qu'une erreur irréversible, onéreuse et aux conséquences graves soit commise, alors que des alternatives sont possibles», l'ingénieur a dû se retourner vers les médias et informer l'opinion publique. Pourquoi la fuite en avant ? A ce stade de l'affaire, telle que décrite par M. Noomen Ben Ayed, il y a lieu de s'interroger sur plusieurs zones d'ombre et sur les raisons de la fuite en avant de l'administration qui était tenue de vérifier les termes du marché et les raisons pour lesquelles le matériel réceptionné n'est pas conforme aux normes en vigueur à la Sncft, sans omettre d'en divulguer les résultats. Il aurait fallu aussi stopper l'opération de livraison du matériel dès la première constatation de l'anomalie, c'est-à-dire dès le premier déraillement. Par ailleurs, pourquoi les successifs avertissements d'un responsable de la société sur l'impact négatif de ces anomalies sur la voie ferrée, sur le matériel et peut-être, à plus ou moins long terme, sur le transport ferroviaire en général, sont-elles restées lettre morte? Pourquoi l'ingénieur de la Sncft n'a-t-il pas pu faire parvenir à la hiérarchie ses observations et ses conseils de technicien chevronné? Nous avons, à notre tour, tenté de prendre contact avec la direction générale du transport terrestre sans succès. Quant à la Sncft, la réaction a été immédiate (voir encadré). Ceci dit, M. Noomen Ben Ayed, en tant qu'expert en la matière, cherche à être constructif et suggère que des solutions logiques, raisonnables et économiques soient trouvées pour préserver les wagons importés et les mettre en exploitation le plus rapidement possible. Il propose, également, que les dossiers de consultation, de dépouillement et de réception des wagons soient réexaminés pour délimiter la responsabilité du fabricant et l'origine de l'erreur. Pour cela, il conseille la mise en place d'une autre commission compétente et rigoureuse qui serait placée sous la direction du ministère du Transport ou de la Sncft. Trouver les réponses adéquates à toutes les questions qui se posent doit être, aujourd'hui, l'une des priorités de l'autorité de tutelle. Et pour cause. Délimiter les responsabilités et remédier aux erreurs, dans un cadre transparent et consensuel demeure l'unique approche saine, garante de la bonne marche de l'administration et de la préservation des intérêts de l'Etat et du contribuable. Autre point essentiel : informer l'opinion publique pour lever toute équivoque et préserver la confiance en l'administration. Mise au point de la Sncf! A propos de l'affaire des nouveaux wagons de transport du phosphate, le P-d.g de la Sncft, M. Abderrahman Gamha, a fourni à La Presse les précisions suivantes : le problème des nouveaux wagons de transport du phosphate a été résolu. La Sncft a obtenu les autorisations nécessaires de l'autorité de tutelle, soit le ministère du Transport, pour mettre en service ces wagons et les exploiter. Les mesures adéquates ont été prises et les essais techniques ont été effectués avec succès, sous la supervision du ministère du Transport. A propos des risques sécuritaires, le P-d.g indique : «Nous sommes des responsables et nous assumons nos responsabilités avec sérieux; la clause sécuritaire est importante et nous ne l'avons pas négligée, même s'il s'agit de transport de marchandises en l'occurrence du phosphate». Et M. Abderrahman Gamha d'ajouter, «cette affaire a pris une trop grande dimension (médiatique, notamment, Ndlr) alors qu'aucun détail n'est resté en suspens». Il faut noter que la réactivité du P-d.g de la Sncft à notre requête (par téléphone) a été instantanée, contrairement à beaucoup d'autres responsables. M. Abderrahman Gamha l'explique par le fait que «la Sncft n'a rien à cacher et qu'elle agit en toute transparence». A.Z.