Au-delà du palmarès, parmi les films qui nous ont marqués lors de ce 63e festival de Cannes, citons notamment : Route Irish du Britannique Ken Loach et Poetry du Sud-Coréen Lee Chang-dong. Quatre ans après la Palme d'or qu'il a remportée pour Le vent se lève, Ken Loach, un habitué de Cannes, nous revient avec ce onzième long-métrage ayant pour toile de fond la guerre en Irak. Un pamphlet contre la guerre en Irak et toutes les atrocités qui y ont été commises par les «mercenaires» appelés Contractors, un euphémisme pour désigner «les soldats privés», des sous-traitants américains et anglais de la guerre devenue un véritable marché et qui, malgré tous les massacres et grosses bavures qu'ils commettent, bénéficient de l'immunité imposée à l'Irak par l'ancien Président Bush. Immunité voulant dire ici impunité. Fergus est justement l'un de ces contractors qui, après avoir profité de ce commerce juteux, grâce à sa société, retourne à Liverpool moralement détruit et rongé par le remords d'avoir entraîné beaucoup de ceux qu'il a recrutés à la mort. Mais mauvaise nouvelle, Frankie, son ami d'enfance qu'il a lui même encouragé à partir en Irak, est mort sur la Route Irish, la plus dangereuse du monde (selon les Américains) et qui relie la zone verte à l'aéroport. D'où le titre du film. Fergus, fou de douleur, ne croit pas à la thèse officielle de la mort de Frankie. Il décide d'enquêter… Ce thriller politique, mené de main de maître par Loach, tout en tension, est doublé d'une critique acerbe. «Ils ont fait de nous des criminels», s'écrie Fergus dans un moment de colère et de rage contre les politiques. En partant donc d'un microcosme, Loach révèle un plan d'ensemble sur une guerre atroce, la qualifiant dans une interview à la chaîne du festival «de crime, d'illégale avec des conséquences humanitaires très lourdes et fondée sur des mensonges». Des gens sont responsables de cette guerre, il dira: «Ils sont toujours en liberté, c'est une façon de les garder à la barre»… L'ancien Premier ministre britannique Tony Blair «est même devenu envoyé pour la paix au Proche-Orient, c'est absurde… il doit rendre des comptes». Avec Route Irish, Loach, cinéaste engagé, réussit clairement, grâce à une forme enlevée et rythmée, à révéler que la guerre est devenue un marché juteux pour les politiques et hommes d'affaires véreux gagnant un argent fou. Mais à quel prix ? Mort, destruction et souffrance. C'est ce que dénonce avec réalisme et lucidité le réalisateur de Route Irish porté par une paire d'acteurs formidables, Mark Womack (Fergus) et Andrea Lowe (Rachel). Heureusement donc que Ken Loach ait, quoique tardivement, rejoint la compétition. Poésie et grâce Poetry, 5e long-métrage, de Lee-Chang-dong, s'égrène, lui, entre réalisme et poésie en brossant le portrait d'une femme de 60 ans, Mija, qui vit avec son petit-fils, collégien. Excentrique, curieuse et élégante, elle aime aussi bien les fleurs que la poésie. C'est qu'elle cherche, désormais, la beauté autour d'elle, alors que jusque-là, elle n'y a jamais prêté une attention particulière. Mais deux faits surviennent dans le cours paisible de sa vie qui lui font réaliser que la vie n'est pas aussi belle qu'elle le pensait. Au centre d'un double drame : son petit-fils est impliqué dans le viol d'une jeune camarade de classe, qui a fini par se suicider, et elle-même est atteinte d'Alzheimer. Au soir de sa vie, Mija agit, elle intervient auprès des uns et des autres pour sauver son petit-fils, mais elle a aussi la tête dans les nuages : son désir le plus ardent étant d'écrire son premier poème et peut-être le dernier. Drame mélancolique, Poetry traite de sujets graves, la perte des valeurs morales, le conflit de générations, le rapport à l'art dans un style lent, gracieux et sensuel faisant baigner le film dans une atmosphère poétique. Le film mérite d'autant plus son titre que l'interprète principale Yun Junghée a réussi, dans le rôle de Mija, une interprétation époustouflante de grâce. Déjà présent à Cannes en 2007 avec Secret Sunshine, qui a remporté en 2008 le prix d'interprétation féminine, Chang-dong, au fil de ses films, affine de plus en plus son style et densifie son propos. La presse internationale a voté pour Another year du Mike Leigh, Des hommes et des dieux du Français Xavier Bauvois. Le premier étant une peinture sociale de la middle-class britannique confrontée aux problèmes de la solitude, la vieillesse et la mort. Mais on peut lui reprocher sa vision clicheique sur la femme célibataire, en revanche, admirablement interprétée par Lesley Manville. Des hommes et des dieux traite de l'enlèvement, durant le conflit qui a opposé l'Etat algérien au groupe islamique armé, de sept moines français du monastère de Thibérine, dans les montagnes de l'Atlas. C'était en 1996. Beauvois a montré les moines comme «la branche» et la communauté du village comme les oiseaux qui s'y posent. Les habitants sont aidés matériellement et soignés par les moines qui vivent en harmonie avec les musulmans. En fait, Des hommes et des dieux se focalise plutôt sur le dilemme que vivent les religions : partir ou rester dans des circonstances aussi violentes et dangereuses ? Lent, ce 5e long métrage de Beauvois traite avec retenue et pudeur une tragédie qui a fait couler beaucoup d'encre. Le film véhicule quelques moments forts, notamment celui où les moines se mettent à chanter des chants liturgiques quand, au dehors, s'approche le bruit d'un hélicoptère, ainsi que la scène finale quand les religieux avec les ravisseurs disparaissent dans le brouillard d'une montagne enneigée. Un autre film français, Tournée de Mathieu Almaric, a suscité la sympathie de la critique à Cannes pour son extravagance et sa fantaisie, mais pas au point de l'élire dans son palmarès. Polémiques et larmes D'autres films ont marqué cette édition de Cannes, mais par la polémique qu'ils ont sécrétée. La Palme revenant bien sûr à Hors-la-loi du Franco-Algérien Rachid Bouchareb, un mauvais procès auquel plusieurs parties (élus UMP, anciens combattants, représentants d'associations de harkis ou de pieds-noirs et membres du Front national) ont fait à ce film sans même l'avoir vu (à propos des événements du 8 mai 1945 à Sétif). Pourtant, la critique n'est pas dithyrambique, et cinématographiquement le film, nous l'avons déjà dit, pècha par plusieurs aspects (personnages archétypaux, manque de dramaturgie et jeu approximatif des acteurs). D'autres films ont, eux, totalement déçu : Outrage, du Japonais Takeshi Kitano qui pèche par une violence gratuite et outrancière ne reposant sur pratiquement aucun propos. Fani Game, de Doug Liman, seul film américain en compétition, réunit de nouveau, Naomi Watts et Sean Penn, huit ans après 21 grammes, pour nous embarquer dans une affaire d'espionnage tirée de la véritable histoire de l'agent de la CIA, Valérie Plame et de son mari diplomate Joe Wilson, victime de l'administration Bush lors de la guerre en Irak. Cette édition de Cannes aura été marquée par le retour du cinéma africain après 13 ans d'absence. Un homme qui crie, du Tchadien Mahamet Saleh Haroun, qui clôt sa trilogie (Abouna, Darott) sur le rapport père-fils et la transmission sur fond de guerre. Juliette Binoche, interprète de Copie conforme, s'est mise à pleurer lors de la conférence de presse, quand elle a évoqué le sort du réalisateur iranien Abbès Kiarostami (dont le dernier-né n'a pas emballé outre mesure la presse internationale), emprisonné depuis début mars, et qui a entamé dernièrement une grève de la faim.