Une semaine déjà que le public cannois, les cinéphiles, la critique internationale et les journalistes de près de 5.000 médias courent d'une salle à l'autre, une centaine en tout — y compris celles du marché du film — afin de voir le maximum d'opus, toutes sections confondues. Mais tous ces gloutons de la pellicule sont toujours‑— du moins concernant la compétition officielle‑— dans l'attente «du film du festival», autrement dit de cette œuvre intelligente et transcendante à couper le souffle et à sécréter toutes sortes de sensations et d'émotions. Maintenant et jusqu'ici, peu de films ont remporté l'adhésion de la critique internationale. Et en attendant, bien sûr, la projection des films réalisés par d'autres poids lourds du cinéma mondial tels l'Iranien Kiarostami (Copie conforme, avec Juliette Binoche), le Britannique Ken Loach (Route Irish), ou le Russe Nikita Mikhalkov (Exodus), les films qui ont jusqu'ici séduit critiques et journalistes sont dans l'ordre‑: Another Year (Une autre année) du Britannique Mike Leigh, La Princesse Montpensier, du Français Bertrand Tavernier, et Un homme qui crie du Tchadien Mahamet Saleh Haroun. Pourtant, Another Year signe le retour de Leigh à Cannes, 14 ans après avoir obtenu la Palme d'or avec Secrets et mensonges et marque sa réconciliation avec le festival après un froid de six ans quand, en 2004, son film Vera Drake a été refusé, mais avec lequel il a raflé le Lion d'or de la Mostra de Venise, ainsi que le Prix d'interprétation féminine décerné à Imelda Stauton. Pourtant, Another Year n'est pas le meilleur de Leigh. Plutôt gentil, son dernier-né peint une galerie de portraits de Britanniques au crépuscule de leur vie‑: Gerri (Ruth Sheen) est psychologue, Tom (Jim Broadbent) est géologue, ils forment un couple heureux, idéal, modèle de générosité et de gentillesse. Très uni, très complice, passionné de jardinage et de réunions familiales le week-end avec leur fils (Oliver Maltman), autour d'un bon plat. Leur logis est aussi ouvert aux âmes en peine et en détresse, telle Mary (Leslie Manville), secrétaire dans le même centre médical que Gerri. Sensible, fragile, dépressive en raison de l'échec de sa vie amoureuse et de la solitude qu'elle vit, Mary sombre dans l'alcoolisme; Ken (Peter Wight) solitaire, ayant perdu son meilleur ami, sombre lui aussi dans l'alcool. Sans compter Ronnie (David Bradley), le frère de Tom endeuillé par la disparition de sa femme. Arrive enfin la fiancée du fils… Another Year se veut une exploration des sentiments de ce groupe de personnages au fil des quatre saisons, entre printemps et hiver, ou mieux une peinture sociale de la «middle class» (classe moyenne) britannique, soit des individus ordinaires confrontés à la vieillesse, la solitude et la mort. Ce que l'on pourrait reprocher à Leigh, c'est d'avoir renforcé quelque part le cliché de la femme célibataire vouée à la solitude, l'abandon et la dépression, lui opposant l'image idyllique du couple harmonieux, paisible, généreux, équilibré, ne connaissant aucun problème. N'est-ce pas là une vision manichéenne et clichéique‑? Ça en a, en tout cas, tout l'air. Justement, lors de la conférence de presse du film, interrogé par une journaliste qui lui demandait les raisons de «sa méchanceté avec le personnage de Mary», le réalisateur britannique n'a pas trouvé mieux que de lui conseiller dans un franc-parler qu'on lui connaît de «consulter un psychologue». La princesse de Montpensier, de Bertrand Tavernier, lui aussi pèche par un fond et une forme trop conventionnels, ampoulés et bavards. Nous sommes en 1562 sous le règne de Charles IX, les guerres de religion font rage… Dans ce siècle tourmenté, qui rappelle, à bien des égards, le nôtre, Marie de Montpensier, riche héritière du royaume, aime le jeune Duc de Guise et elle pense qu'il l'aime. Entre violence guerrière, ambitions politiques, avidité de pouvoir, s'étire ce film qui ne réussit pas, malgré la débauche de moyens, entre décors, costumes et techniques employés, à accrocher, car trop lent, trop ronronnant, récitatif et démonstratif. Tavernier a, peut-être, voulu prendre exemple sur le sublime Barry London, de Stanley Kubrick, mais il s'est retrouvé à des années lumière. N'est pas Kubrick qui veut. On n'est donc loin du Tavernier de L'horloger de Saint-Paul, du Juge et l'assassin et de Coup de torchon. La créativité a-t-elle définitivement quitté le réalisateur de Mississipi Blues, on dirait en tout cas. Autre film de la compétition exécré par l'ensemble de la critique internationale : Outrage, du Japonais Takeshi Kitano, qui nous resserre avec encore plus de violence et de folie meurtrière la guerre ultraviolente froide, implacable et inhumaine entre plusieurs caïds qui à coups de revolvers, de meurtres les uns plus terribles et horribles que les autres, se défient pour monter dans les rangs de l'organisation aux moyens de complots et d'accords morts-nés. Dans Outrage, Kitano fait un retour aux films yazukas, des gangsters-caïds en vidéo pour filmer et orchestrer encore une fois la violence avec laquelle, dit-il, «il veut que le spectateur ressente la douleur». Or, justement, c'est plutôt le dégoût d'un filmage gratuit de la violence que nous avons ressenti. Car sans trame, sans fil conducteur qu'une harassante guerre entre caïds manipulés par le grand manitou et chef de l'organisation mafieuse qui finira par être, comme on le devine sans surprise, trahi par son second et plus proche collaborateur. Outrage flirtant avec le racisme‑— la façon dont est appréhendé le personnage du diplomate noir africain le suggère en tout cas‑— aurait pu être intitulé «Différentes manières de tuer ou d'exécuter un être humain». Un vrai mode d'emploi sinistre et morbide. Kitano est lui aussi loin de ses films joyaux tels Doll (2002) ou Zatoichi (2003) qui lui a valu le Lion d'argent à la Mostra de Venise. Attendons donc le film du festival. S.D.