Diplômé de l'ISAD en 1988, Anouar Chaâfi a suivi à l'étranger, particulièrement en Allemagne, de nombreux stages dans les genres Mime et Pantomime pour se spécialiser dans le théâtre gestuel. Réalisateur de formation, il a monté dans les villes du sud tunisien (Tataouine, Médenine, Douz...) de grandes pièces théâtrales, dont les plus importantes sont La leçon d'Ionesco, La danse du cyprès, une adaptation du Chant des cygnes de Tchékhov, et Le tronc du grenadier, une adaptation au théâtre du roman de T. Ben Jelloun La nuit sacrée, la dernière en date étant Tu vois ce que je vois où il a eu recours aux nouvelles technologies pour instaurer un dialogue à distance, mais instantané, entre un comédien tunisien —réel— et une comédienne française —virtuelle—. Depuis février dernier, il est le nouveau directeur du Théâtre National Tunisien (TNT). D'artiste et réalisateur, vous voilà devenu responsable de production. N'y aurait-il pas quelque part une frustration? Non, car le côté administratif, dans notre métier, n'est pas tout à fait amputé de son volet créateur ; il y a un lien étroit entre les deux. D'ailleurs, c'est une spécialité qu'on enseigne : la direction de production. Tout créateur doit avoir cette formation. A votre arrivée à la tête du TNT, comment était la situation? Anarchique, comme tout ce qui se passe un peu partout dans le pays. Deux points, entre beaucoup d'autres, méritent que je m'y attarde un peu. Le premier est une véritable injustice : depuis leur recrutement en 1983, les 54 agents du TNT (toutes spécialités confondues) étaient encore contractuels, sachant que quelques-uns sont à la veille de leur départ à la retraite. Nous avons pu, grâce au ministère de la Culture, régulariser leur situation à compter du mois de mars dernier. Le deuxième point concerne la production elle-même. Le TNT est longtemps resté fermé sur lui-même, excluant de la sorte toutes les compétences du pays. C'est ça la vraie frustration ressentie par de nombreux talents. J'estime qu'il est grand temps de donner leur chance à de nombreux professionnels et notamment les jeunes. Je ne suis pas près de refaire la même chose. Par conséquent, je ne serai pas appelé à jouer un rôle sur le plan artistique proprement dit. Mais vous arrivez tout de même avec un projet? Bien évidemment. Considérant que le TNT se doit de monter de grandes œuvres, nous avons trois importantes pièces à réaliser. La première, en arabe littéraire, est intitulée Le fils d'Al Aghlab ; elle est dans le registre classique mais s'imprégnera beaucoup de l'ambiance actuelle du pays, le thème, d'ailleurs, est on ne peut plus actuel : la violence politique. La mise en scène est confiée à Mounir El Ergui. La deuxième émargera dans le registre de la gestuelle, elle s'intitulera Hala (dans le sens approximatif de : quelle galère!) et traitera précisément de la situation sociopolitique que nous connaissons présentement. Sa conception et sa mise en scène sont confiées à Imed Jemaâ. Enfin, un travail de laboratoire dit Le procès —cela n'a rien à voir avec le roman de Kafka— et qui est une espèce d'atelier, accompagné du volet théorique, devant aboutir à un spectacle signé Riadh Hamdi. Par la suite, nous pensons nous attaquer à d'autres expressions théâtrales, comme l'expérimental ou le théâtre pour enfants, l'objectif étant de ne négliger ou exclure aucun genre. C'est un devoir que le TNT s'ouvre à toutes les compétences, à toutes les régions. Notre but : la diversification de la production ; notre crédo : la valeur artistique. Comment travaillez-vous : sur l'année ou le long terme? Je suis contre la polarisation d'un seul registre théâtral pour un public déterminé sur le long terme. Par conséquent, je suis pour l'alternance des responsabilités. Pour ma part, je vais travailler sur trois années. J'ai un projet et des objectifs clairs. Il y a d'abord l'Ecole du cirque qui, à une certaine période, a pris le dessus sur le théâtre proprement dit qui, lui, est soudain apparu comme secondaire ; nous voudrions remédier à cette situation en faisant en sorte que le cirque soit théâtralisé, qu'il communique avec le théâtre. Puis, nous aurons à restructurer l'école pratique sous forme d'ateliers, avec des encadreurs permanents, et d'autres, visiteurs. Il s'agit du «Test du comédien», du «Théâtre chantant», du «Masque» ou du «Mime», et «Le rythme corporel». Ce sont de grands ateliers, et nous sommes en passe de conclure des conventions avec des artistes d'envergure internationale pour former et animer lesdits ateliers. Un autre projet concernera la salle du 4e Art qui, en plus de salle de spectacles, sera une salle de programmation, c'est-à-dire qu'elle peut programmer à son tour d'autres spectacles à des périodes fixes : en octobre, on annoncera «L'ouverture de la saison», au mois de février, «Découvertes théâtrales», en mai, «Le Festival international du théâtre gestuel»... Plus important encore pour nous est d'introduire dans le théâtre tunisien les nouvelles technologies comme, et surtout, un site web professionnel et interactif. C'est d'autant plus sérieux que nous avons été surpris, à notre arrivée, de constater que le site web existant a rayé l'historique du TNT de sa création en 1983 jusqu'à 1988, comme s'il n'avait jamais existé auparavant. Nous sommes à pied d'œuvre pour rechercher et collecter tous les documents, toutes les traces pouvant reconstituer l'historique du TNT depuis 1983. Le nouveau site sera donc visible dans les jours qui viennent et sera notre vitrine, il présentera surtout le mérite de permettre au citoyen de réserver sa place tout en étant chez lui, avec même un «télévision streaming» qui diffusera des spectacles en live. Bref, il est temps que le théâtre tunisien soit au diapason avec tout ce qui se passe dans les pays évolués. Jusqu'ici, le Théâtre National n'est pas tout à fait national, il n'a fait que de rares déplacements à l'intérieur de la République... Tout à fait. Nous allons justement œuvrer pour qu'il s'ouvre sur toutes les compétences et sur toutes les régions du pays ; c'est d'autant plus nécessaire que certaines pièces, par le passé, avaient été conçues à la mesure de la salle le 4e Art. On ne peut plus continuer sur cette lancée. Vous autres, hommes de théâtre, avez-vous une idée claire sur le genre théâtral prisé par les Tunisiens? J'ai toujours dit qu'il y a dans notre pays Des théâtres et Des publics. Cela veut dire que telles expressions, pour tels publics, sont toujours les bienvenues. Sauf qu'il y a un certain genre qui a beaucoup nui au théâtre noble. C'est ce qu'on appelle —à tort, d'ailleurs— le one man show. En réalité, il s'agit de ce qu'on appelle aux USA le standup où le comédien, debout, se distingue par une grande habileté d'improvisation. Il y a aussi le monodrame avec un seul comédien. Mais le one man show suppose que le comédien est lui-même auteur de son texte, lui-même compositeur de sa musique, lui-même son propre réalisateur, et lui-même appelé, sur scène et en direct, à régler le son et l'éclairage. Je n'ai vu qu'une seule fois dans ma vie un vrai one man show avec un comédien japonais qui, de surcroît, lui-même accueillait le public à l'entrée. Cela a donc nui au théâtre car, pour beaucoup de spectateurs, le 4e art est fait pour rire ; du coup, toute autre expression n'est plus du théâtre. Cela ne veut pas dire qu'il faudrait exclure telle ou telle expression, mais l'important est de garder un minimum requis de qualité ; il est inadmissible qu'on se mette à faire du n'importe quoi au nom du théâtre populaire ou du vaudeville. Que veut dire qualité? C'est la maîtrise des outils du métier, l'esthétique, le professionnalisme et le respect de la profession. Par exemple, j'entends parfois des comédiens qui déclarent être habilités à devenir réalisateurs à leur tour pour la seule raison qu'ils sont comédiens depuis longtemps. C'est du n'importe quoi. Car ce sont là deux spécialités tout à fait différentes. Le TNT, coproducteur? C'est dans notre politique, en effet. Dans le même esprit d'ouverture, je considère que le TNT doit s'ouvrir sur d'autres structures théâtrales, publiques ou privées, pour coproduire. Pour quand le premier rendez-vous avec le public? A partir du mois de mars et ça s'étalera jusqu'à juin prochain, avec les pièces que j'ai citées plus haut. Mais dès le mois de février, on fera appel à de nouveaux projets.