A Sidi Bou Saïd, et durant toute l'année, on peut voir comment la Méditerranée fait son ménage saisonnier. La mer comme enclose dans ce golfe de Carthage avec, au loin, le Boukornine — la montagne à deux cornes —, bête de la plus lointaine préhistoire, bête endormie et qui, lorsque les nuages vaporeux l'auréolent, ressemble à une estampe japonaise. C'est du sommet de ce village haut perché, je m'en souviens encore, que Michel Foucault écrivit, notamment.L'Archéologie du savoir... Au printemps ou en automne, Sidi Bou Saïd ne cesse de se faire visiter, à la seule condition, pour profiter de son entière beauté, de faire son chemin de croix en empruntant, en grimpant, la ruelle des bigaradiers si chers aux marmelades d'oranges amères (sucrées) de nos grand-mères. A la seule condition aussi d'aller visiter d'abord la Zaouia du Saint Patron, Abou Saïd El Béji, disciple du grand mystique Abou Midian, à l'époque où les Almohades, venus du Maroc, conquirent l'Ifriqiya et fondèrent la grande dynastie hafside. A ce digne personnage, nous devons l'âme des lieux et la survivance de la tradition soufie. Et c'est de ce «rêvoir», unique en Méditerranée, je m'en souviens encore, que le peintre, aujourd'hui patriarche, Jellal Ben Abdallah, a magnifié son architecture traditionnelle, ses fenêtres à moucharabiehs, ses balcons en fer forgé, ses magnifiques portes cloutées, ses bougainvillées, ses arabesques, l'intérieur des maisons blanches aux grilles bleues desquelles on aperçoit des femmes lascives... A Sidi Bou Saïd, l'immense terrasse blanche et bleue du Charqi, le café Sidi Chebaâne qui surplombe tout le golfe de Carthage, lieu de méditation par excellence. Et le café des Nattes, Quahwa el-alya, le Senéquier du coin que peignirent Klee, Mack et Moillet. Des lieux chers à André Gide, à Aly Ben Salem, Montherlant, Simone de Beauvoir, Salah Guermadi, Moncef Ghachem. Lieux de la Kharja, en l'honneur du saint homme, psalmodies, malouf et danses à travers les ruelles. Je m'en souviens comme des marins remontant du port par l'escalier aux multiples marches pour saluer le Patron des Mers, en chantant en chœur Raïs l'abhar. Et le Baron d'Erlanger et son palais aujourd'hui entièrement voué à la musique arabe, aux musiques de la Méditerranée et d'ailleurs... A Sidi Bou Saïd, enfin, ces derniers temps, temps de pègre et d'insultes aux traditions locales et aux riches patrimoines légués par nos ancêtres, tout à coup, le tombeau de Sidi Bou Saïd lui-même attaqué, vandalisé, outragé... Ce protecteur des marins naviguant sur toutes les mers. Curieuse destinée pour ce saint, connu pour sa piété et sa sérénité et qu'une certaine orthodoxie installée depuis peu, silencieuse depuis longtemps, a osé salir. Pourquoi est-elle à ce point gênée par nos marabouts, nos saints locaux, nos légendes... Des Mozart que l'on assassine.