«Adieu Monsieur le professeur» est une chanson très connue de Hugues Aufray qui rend hommage au métier noble de professeur. Toutefois, il est indéniable que les chansons qui ont voulu casser l'emprise du professeur aient aussi une portée symbolique puisqu'elles critiquent la rigidité du précepteur autoritaire qui veut contrôler la pensée, et là on pense à la chanson des Pink Floyd « Another Brick In The Wall » (Une pierre de plus dans le mur) et à Léo Ferré «Ni Dieu ni Maître». Cette dénonciation a été également une façon de contester et de crier la liberté de penser et donc d'agir devant la dominance de toute personne puissante qui veut à tout prix tout contrôler, se croyant supérieure et donc légitimant tout abus de pouvoir. Qu'en est-il alors du contenu des leçons et des connaissances qu'on veut inculquer à l'élève ? C'est justement avec la pièce de théâtre La leçon d'Eugène Ionesco adaptée par Ghazi Zaghbani et présentée le 25 janvier à l'espace «L'Artisto», qu'on goûte au théâtre de l'absurde qui montre selon Ionesco, «l'homme comme perdu dans le monde, toutes ses actions devenant insensées, absurdes, inutiles », devant un monde logiquement réglé, mais absurdement défait. Confiné dans un monde isolé, un vieux professeur érudit accueille une jeune étudiante chez lui. Celle-ci prépare sa thèse de doctorat. Le professeur apprend à la fille les mathématiques. Chose curieuse, la fille arrive à faire des opérations d'équation et non de soustraction. Petit à petit, le précepteur devient agressif ; pour lui, c'est inadmissible : dans tout objet physique, dans chaque atome, correspondent une équation et une soustraction. « Les mathématiques sont des unités », crie-t-il. Le mécanisme est simple, le jeu est clair ; il y a toujours la question de la causalité logique. Il lui explique que le monde est ainsi fait : équation-soustraction. En dehors de tout ça, tout est irrationnel et peut devenir chaotique. N'est-ce-pas Galilée qui affirmait que « la mathématique est l'alphabet dans lequel Dieu a écrit l'univers » ? Mais en vain ! La pauvre élève n'arrive pas à assimiler la leçon ! Le professeur entre alors dans une phase de délire terrifiant, et devient frénétique. Cet homo logicus qui est adepte du scientisme pose alors une opération mathématique fort ardue, et étrangement l'élève réussit à compter. Le professeur reste stupéfait et n'en revient pas : comment peut-elle calculer un nombre aussi énorme alors qu'elle ne peut pas compter de petits nombres simples. Grande contradiction et disjonction que le professeur n'arrive pas à élucider. C'est complètement absurde! Mais monsieur le professeur: pourquoi ne pas admettre que le monde est fait de paradoxes, que la continuité de cet univers est aussi tissée de discontinuités ? « Tournons-nous à la philologie », propose le professeur. Et là le problème s'aggrave. Le précepteur parle avec enthousiasme de la langue indo-européenne qui est une langue mère, il veut faire comprendre à son disciple que les langues sont très importantes et par conséquent, elle doit connaître toutes leurs origines. L'élève commence à crier de souffrance ; elle a des douleurs aux dents, le prof ne s'en soucie pas. La douleur peut être due à la mastication que subit la fille à travers les leçons du professeur et qui se projette sur les dents. C'est juste une proposition monsieur le professeur... Mais voyons de près la symbolique des dents : chez les Hébreux, la dent symbolisait l'esprit, les Mayas agrégeaient la dent à la force spirituelle, alors que chez les Romains, c'est le symbole de l'âme. Aussi, n'est-ce-pas la bouche qui abrite les dents et la langue, et c'est grâce à ces trois organes qu'on peut prononcer, articuler et parler les langues vivantes. Le pédagogue a alors causé la non-parole de l'élève, la pauvre n'arrive plus à parler, ni à articuler.... Récapitulons monsieur le professeur: la dent qui subit une douleur atroce atteint aussi l'intériorité de la personne, l'élève a été touchée au plus profond d'elle-même, et la souffrance devient un tourment qui touche sa spiritualité et son âme. Le professeur s'enferme dans une terre ferme pleine d'évidences et de certitudes, et casse tout ce qui est incertain et relatif. En fin de compte, le malade, c'est lui, tout comme notre époque, qui se soucie énormément de l'expérimentation scientifique et de l'observation historique pour pouvoir inventer des règles et les justifier dans ce monde absurde. Le savoir est en érosion avec cet homme tenace et dogmatique. Il ne représente que sa personne. Aussi, Ghazi Zaghbani a-t-il voulu montrer le problème du metteur en scène en Tunisie, le professeur dictateur, qui se fond dans sa propre image rien que pour servir son royaume, et oublie que les autres ne sont pas dans une relation d'équation ou de soustraction? Dans cette pièce, l'histoire se déroule autour de trois personnages (le professeur, l'élève et le serviteur Néji). Là, on songe à Aristote qui est l'un des adeptes de la logique et du raisonnement dialectique du vrai et du faux, il affirmait que le tiers est toujours exclu...Effectivement, dans cette pièce, le professeur sadique est obnubilé par cette dialectique ; le tiers exclu ici est l'élève, il faut donc l'éliminer. Cela étant, le dualisme qui place une notion ou un terme comme antagoniste à un autre, fait comprendre que les deux ont besoin l'un de l'autre pour exister, tout comme le professeur et son élève, sauf que le professeur n'a pas toléré l'opération de l'équation, il a donc décidé de s'engager dans l'opération de la soustraction. Dans ce huis clos, le logis du pédagogue est un havre infernal. Se confortant de théories mathématiques, celui-ci masque ses angoisses du monde sous une forme souterraine de solutions et de résultats canoniques. Qu'est-ce qu'une logique ? Qui ne nous dit pas qu'une logique dépasse une autre et qu'ainsi va le monde ? Le professeur est donc cet homme qui veut installer de l'ordre et peut aller jusqu'au meurtre pour imposer sa vision des choses et du monde: pour lui, cette fille incarne le désordre. Dans la pièce de Ghazi Zaghbani La leçon, le burlesque est omniprésent, il devient une règle d'or afin de mieux dévoiler la dérision et la déraison du monde. Le metteur en scène a donc bien montré un théâtre de l'absurde à partir de cette relecture de La leçon de Ionesco, et ce à travers une dramaturgie qui écarte toute logique uniforme et qui brise toute communication langagière. * Texte et mise en scène : Ghazi Zaghbani, interprétation : Noômen Hamda, Cyreen Belhédi et Néjib Ben Khalfallah