Sous le titre : «Le ressenti et le pressenti, des politiques se confient», nous avons publié un article sur ces mêmes colonnes le 29 janvier 2012, où nous avons approché des hommes politiques de tous bords pour qu'ils expriment leurs vœux à l'occasion du nouvel an. Chokri Belaïd avait exprimé alors son souhait de rester en vie. Il n'a pas été écouté. C'est un leader historique de la gauche tunisienne qui a été éliminé hier, et une belle mécanique intellectuelle qui a été réduite au silence à jamais. Acharné dans ses combats, structuré dans la tête, virulent dans le propos, Chokri Belaïd était un des chefs incontestables de l'opposition. Ceux qui l'ont assassiné ont tapé fort en écartant pour la vie un opposant irréductible, éloquent et charismatique. Il se savait menacé, l'avait dit et déclaré dans ses meetings et sur les plateaux de TV, mais disait qu'il ne fallait pas céder à la peur. Ses photos sont relayées sans cesse sur certaines pages du web, son nom est cité dans les prêches, on a appelé à sa mort, on l'a traité de mécréant, et la mécréance n'est-elle pas un appel au meurtre ? L'assassinat politique de Chokri Belaïd avait été précédé et préparé par un discours de haine et de violence que les autorités n'avaient pas jugé utile d'incriminer et d'arrêter. Pire, l'apologie de la violence a été banalisée, relativisée et même légitimée. Pourtant, l'arsenal juridique existe et interdit par des textes de loi toute incitation à la violence et à la haine, à commencer par les mots. Mokhtar Trifi, en sa double qualité de juriste et de droit de l'hommiste, épingle dans sa déclaration à La Presse le ministère public et les forces de l'ordre «qui ne font pas leur travail». Selon lui, ils ont toujours trouvé des alibis aux criminels qui ont agressé les Tunisiens et les Tunisiennes ici et là. «C'est l'impunité totale, a-t-il ajouté en colère, je demande à ce que le gouvernement prenne ses responsabilités politiques. Le ministre de l'Intérieur doit démissionner». Pour ajouter que le communiqué du Conseil de la choura de vendredi dernier avait demandé la libération des présumés meurtriers de Lotfi Naghdh : c'est une couverture nette et précise des criminels, a-t-il martelé, avant que la justice ne dise son mot. «On ne peut rien attendre de ces gens là», conlcu-t-il. «Nous sauverons la liberté à notre corps défendant» Au-delà de la consternation, c'est une colère immense et une grande émotion qui se sont emparées d'une partie de la population tunisienne. Certaines réactions recueillies à chaud devant la clinique Ennasr, où est mort Chokri Belaïd, laissent voir un échantillon du peuple tunisien tour à tour désemparé ou menaçant. Raja Ben Slama, universitaire, figure de la société civile, sur qui pèse également une menace de mort, déclare en pleurs : «Nous sommes entrés dans une phase dangereuse, depuis le meurtre de Lotfi Nagdh. Nous n'avons pas cessé de dire que le pays est en danger, et nous sommes en train de nous enfoncer davantage. Ce gouvernement est responsable, et Rached Ghannouchi également, que je tiens pour premier coupable, avec son discours de haine et de violence». Même son de cloche chez Om Zied, opposante de longue date, et qui continue de l'être : «Je viens de voir le sang de Chokri sur le jogging de sa femme, c'est le sang de la liberté, nous disons à ses tueurs nous n'avons pas peur et nous sauverons la liberté à notre corps défendant». «Il est parti par son corps et non pas par ses valeurs» Les politiques qui se sont rassemblés en nombre trouvaient difficilement les mots : Issam Chebbi du parti El Joumhouri prévient menaçant : «Pour la mémoire de Chokri Belaïd, nous ne céderons pas le pays aux terroristes, je demande à ce gouvernement qui ne s'est pas opposé à la violence et qui n'a pas été à la hauteur de ses responsabilités de partir». Maya Jeribi, du même parti, déclare en criant : «C'est un assassinat politique, n'en déplaise à ceux qui parlent d'enquête et de probabilité de fait divers. Je dis au ministère de l'Intérieur que nous avons alerté depuis longtemps : Chokri Belaïd est parti par son corps et non pas par ses valeurs, il aura eu le mérite d'unir les Tunisiens». Radhia Nasraoui, complètement effondrée, a déclaré, la voix entrecoupée par les larmes : «Nous sommes entrés dans un cercle dangereux, la série des assassinats politiques a commencé par Lotfi Nagdh, la liste est encore longue. Nous recevons des menaces nominatives tous les jours, les autorités ne font rien. J'appelle à la démission de ce gouvernement». Nadia Chaâbane accuse, entre deux hoquets, le parti Ennahdha : il est, selon la constituante El Massar, celui qui assume l'entière responsabilité de tous les déchaînements, «par son jeu avec les salafistes et les jihadistes et tous les assassins, en soufflant le chaud et le froid». Risque de somalisation de la Tunisie L'universitaire Alaya Allani, spécialiste des mouvances islamistes, joint par La Presse, prévient gravement le pays, peuple et classe politique réunis : «Le pouvoir est en lutte perpétuelle avec l'opposition, ce qui nous ramène au schéma de l'ancien régime. Il faut que ce choc ramène tout le monde autour d'une table sur de bonnes bases. Je préviens mes compatriotes qu'il y a chez certains une volonté d'enfoncer la Tunisie dans une spirale de violence orientée à l'algérienne des années 90. Il faut savoir aussi que le danger de la somalisation nous guette». Sous les youyous, la dépouille de Chokri Belaïd a quitté la clinique dans une ambulance pour se diriger vers l'hôpital Charles-Nicolle en vue d'une autopsie. L'assassinat de feu Chokri Belaïd a frappé les Tunisiens, dans leur majorité, en plein cœur. Il restera dans l'histoire sombre de la Tunisie. Ce qui est encore dramatique, il n'a pas été perçu dans les déclarations du parti majoritaire, au moment où nous mettions sous presse, un début d'auto-critique ou de remise en question d'une posture concernant la montée de la violence, les discours haineux du takfir (excommunication) et du takhouin (qualifié de traître). Est-ce donc par indulgence, par mollesse, par complaisance, par angélisme, pour ne pas dire autre chose, que ce climat délétère s'est installé dans le pays ? Ceci est un assassinat politique mais, avant, il y a eu la violence politique qui est aussi verbale.