Par Azza Filali Aujourd'hui, on met en terre Chokri Belaïd, un homme de la Tunisie, militant des heures sombres, grand démocrate. Son courage, sa franchise, sa loyauté envers ce pays qu'il a tant aimé laissent en chacun de nous un mélange de chagrin et de colère. Cet assassinat vient s'ajouter à la liste des hommes lâchement tués pour leurs convictions politiques. Six février 2013, huit heures du matin, ciel couvert. Chokri Belaïd sort de chez lui, monte dans sa voiture. Quatre coups de feu dont une dans la tête. Sur le siège, une flaque de sang rouge vif. Du nord au sud, le pays s'embrase, des foules envahissent les rues. L'homme avait quarante-huit ans. Cinq décembre 1952, huit heures du matin, ciel couvert. Farhat Hached sort de chez des amis, monte dans sa voiture. Deux coups de feu dans la tête. Un assassinat en deux temps. La voiture est abandonnée, le cadavre découvert dans un fossé, du côté de Fouchana. Le pays entier se sent orphelin. L'homme avait quarante-deux ans. Etrange similitude dans les faits. Les tragédies se répètent parfois dans leurs plus infimes scénarios. Dans les deux cas, ces hommes avaient reçu des menaces qu'ils avaient occultées, ils avaient tous deux refusé les gardes du corps. Pour les deux, un assassinat commandité, organisé, programmé. Autre point commun : les deux victimes avaient franchi une ligne rouge qui rendait leur suppression impérative. Quelques jours avant sa mort, Farhat Hached devait se rendre au congrès de la CISL, pour mettre la France coloniale au banc des accusés. Chokri (dont le franc-parler dérangeait déjà) avait clamé sur les ondes le nom des « casseurs » de la réunion de son parti au Kef. La similitude ne s'arrête pas là. Hached avait contre lui un ennemi qui venait du dehors, et foulait aux pieds la tunisianité dans ce qu'elle avait de plus précieux : sa liberté, ses valeurs, sa dignité. Belaïd a, lui aussi, été la cible d'un « ennemi extérieur » : un wahhabisme djihadiste dont le but avoué (et sanctifié par les autorités) est de détruire l'essentiel de l'identité tunisienne. Ce wahhabisme prône une idéologie la plus éloignée possible de nos valeurs. Le drame réside dans le fait que ces valeurs non tunisiennes s'incarnent dans des Tunisiens endoctrinés, et clamant (sur la sphère publique et dans les réseaux sociaux) la légitimité de la violence... Depuis plusieurs mois, notre Tunisie modérée vit au quotidien une violence qui va crescendo: agressions verbales puis physiques sur des journalistes, des personnalités politiques ou intellectuelles, perturbation des réunions de partis, destruction des mausolées à travers le pays... Tout cela a été rendu possible grâce à un « système » structuré d'embrigadement, via les prêches de certains imams de mosquée qui n'hésitaient pas à inciter au meurtre, au vu et au su du ministère de tutelle, lequel se contentait d'émettre quelques dénonciations aussi molles qu'inopérantes. Le principal responsable de ce qui nous arrive est, sans conteste, le laxisme affiché du gouvernement face à une violence distillée et progressivement croissante. Aujourd'hui, cette violence a atteint son paroxysme, à savoir le crime organisé et des Tunisiens embrigadés sont prêts à tuer ceux qui osent défendre d'autres valeurs que les leurs. Pour eux, il n'y a pas de partenaires, uniquement des adversaires qu'ils diabolisent jusqu'à en faire des mécréants. Jusqu'à quel point ces valeurs importées qu'ils défendent ont-elles infiltré la société tunisienne ? La foule, immense, descendue spontanément dans les rues, à l'annonce de l'assassinat de Chokri Belaïd, prouve que le changement social visé par certains demeure utopique. Le véritable danger réside dans les groupuscules armés, exécutants d'ordres pouvant atteindre le crime. La fin tragique de Chokri Belaïd a détruit l'équilibre bancal sur lequel les institutions du pays vacillaient. Désormais, rien ne sera pareil. En une journée, nous avons vu la première réunion commune de tous les partis d'opposition, la dissolution de la Troïka, l'annonce d'un gouvernement de technocrates. Cela va-t-il suffire ? En vérité, une priorité nous attend: le rétablissement de la sécurité dans le pays. Dissoudre les ligues de protection de la révolution (ce ramassis d'êtres de tout acabit que certains ont osé qualifier de conscience de la révolution...), repenser certaines nominations au sein des ministères de l'Intérieur et de la Justice, éclaircir ces rumeurs de liste noire de personnalités à « éliminer » et, le cas échéant, y mettre fin. Faire en sorte que tout citoyen, quels que soient son engagement et ses convictions, se sente en sécurité dans son pays. Tout le reste ne pourra venir qu'une fois ces impératifs garantis. Fallait-il passer par le sang de Chokri Belaïd et la perte irremplaçable de ce grand patriote pour revenir à une cohésion nationale que la révolution aurait dû instaurer ? Pourquoi le prix à payer pour une Tunisie unifiée et pacifiste est-il si lourd ? Et que de remords et de chagrin nous assaillent à l'idée que Chokri, dont le dernier vœu était d'organiser un congrès national contre la violence, en a sauvagement péri ! La Tunisie n'oubliera pas, les Tunisiens n'oublieront pas, merci « Si Chokri» et paix à votre âme.