Par Ezzeddine Ben Hamida Après l'euphorie, l'espoir et la délivrance qui ont suivi la révolution, aujourd'hui la Tunisie a le blues. Elle est triste mais pas abattue, affectée mais pas écrasée, amère mais pas découragée. Elle est patiente mais pas résignée ; lucide, limpide et perspicace. Elle sait aussi être impitoyable, dure et cruelle. Bref, une très grande nation qui a toujours honoré ses rendez-vous avec l'Histoire. Comme elle s'est débarrassée du misérable déchu, elle se débarrassera sans pitié ni mansuétude des fauves et des arrivistes de tout poil ! Outre les indicateurs macroéconomiques qui sont en berne : dettes publiques excessives de près de 32 milliards de dinars, ce qui correspond à 48% de notre PIB ; déficit commercial de 8.813 millions de dinars non compensé par la balance des services ou les revenus des capitaux, ce qui signifie que la Tunisie s'endette auprès d'agents étrangers, inflation galopante (6%), chômage (17,6%), croissance (2% en 2012), etc. (Pour plus d'informations, voir nos contributions en la matière). D'autres indices sociopolitiques et socioculturels montrent que la Tunisie a le blues : le divorce entre les politiques et les universitaires ; l'absence des femmes et des jeunes dans la nouvelle instance des sages ; l'affaiblissement du lien social et la montée de l'insécurité, sans oublier les ruptures des liens familiaux et la montée de la délinquance. Le divorce entre les politiques et les universitaires (académiciens) Contrairement à Ennahdha, dont la doctrine et les fondements idéologiques ont au moins le mérite d'être clairs, les autres partis progressistes (Ettakatol, le CPR, El Jomhouri, El Massar..., voire le Front populaire) se caractérisent, hélas, par l'insuffisance d'assise doctrinale et, par conséquent, un manque assez frappant de références intellectuelles. Dans les faits, cela se traduit par l'absence d'un véritable projet d'ordre sociétal, économique et, a fortiori, politique. C'est ce vide qui fait que ces mouvements modernistes ont du mal à se hisser comme étant des alternatives, des forces politiques louables, capables de rassurer nos concitoyens. Même si aujourd'hui, après l'assassinat de Chokri Belaïd, certains de ces partis semblent regagner un peu de sympathie auprès des Tunisiens, celle-ci reste circonstancielle et momentanée, loin donc d'être une adhésion de nature idéologique. La faute à qui ? Les jeunes qui entourent les leaders des partis, c'est-à-dire les figures emblématiques de notre paysage politique avant la révolution, ont vite fait le vide autour de leur chef. Leurs ambitions démesurées, prématurées, et leur activisme débordant souvent irréfléchi et imprudent ont suscité auprès des intellectuels et des universitaires un sentiment de méfiance, voire de la perplexité, pour ne pas dire de la désaffection à l'égard des partis. Le parti de Béji Caïd Essebsi échappe à ce constat dans la mesure où il regroupe d'anciens destouriens et certains du régime déchu. Nida Tounès dispose donc des compétences nécessaires. La méfiance entre les universitaires et les cadres de ce mouvement est vraiment de mise. Où sont les « femmes » ? La composition récente du conseil des sages est franchement scandaleuse. L'absence marquée des femmes, qui représentent près de 50% de la population, est simplement la négation de leur rôle dans notre société. Des femmes telles que Radhia Nasraoui, Om Zied, Sihem Ben Sedrine et bien d'autres femmes universitaires et magistrates, que j'ai pu voir sur les plateaux de télévision et surtout apprécier la rigueur de leur analyse ainsi que la force de leur conviction et militantisme, devraient intégrer ce type d'instance. Un tel conseil devait représenter la parité entre les sexes. Hélas, trois fois hélas, je constate que nous sommes encore prisonniers d'une culture dominante pleine de présupposés et de préjugés. Entre d'un côté, les anciens bourguibistes qui ont du mal à se défaire de la politique en s'accrochant lamentablement au pouvoir, et surtout se considèrent — comme s'ils avaient procuration — comme étant les parents de la Nation et, de l'autre, la menace récente des salafistes, intégristes, extrémistes et rétrogrades: le risque de mise en péril de tous les acquis de ces 60 dernières années en faveur des femmes est réel! Où sont les jeunes ? Justement, ce sont ces fauves de la politique (les anciens bourguibistes) qui empêchent, outre les femmes, nos jeunes de percer et d'occuper la place qui leur revient. Si le rôle de nos jeunes dans la révolution est clairement et incontestablement établi, il n'en est pas de même donc sur le plan de l'influence politique. Ils sont quasiment exclus des instances représentatives. Le conseil des sages aurait dû réserver quatre sièges pour les jeunes avec le respect de la parité. Le critère de l'âge ne pouvant suffire à lui seul pour définir le mot sage. Le sage est celui «qui a la connaissance juste des choses» (Petit Robert). L'embrigadement religieux et ses conséquences sur les liens familiaux La montée des prédicateurs obscurantistes dans la Tunisie post-révolution s'est traduite dans les faits par l'embrigadement de nombreuses familles et parents. Les jeunes, qui ont une propension à la contestation des disciplines et des interdits de la morale des seniors, au nom de la liberté, face aux contraintes traditionnelles représentées notamment par la famille et la morale religieuse sont immédiatement stigmatisés et étiquetés pour ensuite être rejetés. La rupture des liens familiaux a induit auprès de beaucoup de jeunes des comportements déviants (anomiques) : alcool, drogue, imprudence sur les routes, délinquance et même suicide ! Tels sont, à mon sens, les principaux maux qui font que la Tunisie aujourd'hui a le blues. A vous, mesdames-messieurs les politiques de proposer des projets louables pour vos concitoyens. La Tunisie n'est pas un festin. Elle saura se débarrasser des ambitieux sans envergure!